« … Et… et… quand on allait à la fenêtre…» La bouche de Nijel, que n’alimentait plus le cerveau, s’arrêta faute d’énergie.
De la glace en mouvement se pressait, se bousculait sur la plaine, avançait en beuglant sous un grand nuage de vapeur moite. La terre trembla au passage des meneurs sous les trois spectateurs qui comprirent qu’un ou deux kilos de sel gemme et une pelle ne suffiraient pas pour les arrêter.
« Allez-y, alors, dit Conina, allez leur expliquer. Je crois que vous avez intérêt à crier fort. »
Nijel regarda le troupeau d’un air affolé.
« Je vois des silhouettes, il me semble, dit Créosote avec obligeance. Regardez, tout en haut des… choses en tête. »
Nijel fouilla des yeux à travers la neige. Il y avait bel et bien des êtres qui allaient et venaient sur le dos des glaciers. Ils étaient humains, ou humanoïdes, du moins humanesques. Ils n’avaient pas l’air très grands.
Ce qui tenait au fait que les glaciers étaient, eux, monumentaux, et que Nijel avait des notions très rudimentaires de la perspective. Lorsque les cavaliers survolèrent à basse altitude le glacier de tête, un formidable mâle terriblement crevassé et balafré de moraines, il comprirent pourquoi on connaissait les Géants des Glaces sous le nom de Géants des Glaces : c’étaient, quoi, des géants.
En plus ils étaient de glace.
Une silhouette de la taille d’une grosse maison se tenait accroupie au sommet du mâle et le poussait à s’activer au moyen d’une pique emmanchée sur une longue perche. Un être taillé à coups de serpe, comme à facettes, qui jetait des éclats verts et bleus dans la lumière ; une mince bande argentée luisait dans ses boucles neigeuses, et il avait de tout petits yeux noirs profondément enfoncés comme des boulets de charbon [26] Mais c’est la seule ressemblance qu’il offrait avec les idoles que les enfants façonnent par temps de neige, en réponse à une mémoire aussi ancestrale que secrète ; il y avait peu de chances pour que ce Géant des glaces-là ne soit plus qu’un petit monticule sale planté d’une carotte au matin.
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Il y eut un fracas de bois éclaté lorsque les premiers glaciers pénétrèrent en force dans la forêt. Les oiseaux, pris de panique, s’envolèrent dans un froissement d’ailes. De la neige et des éclats de bois plurent autour de Nijel qui galopait dans le vide à hauteur du géant.
Il se racla la gorge.
« Hum, fit-il, excusez-moi ? »
La tête du géant se tourna vers lui.
« Tu veux quevoi ? demanda-t-il. Va-t’en, crévature chaude.
— Pardon, mais tout ça, là, c’est bien nécessaire ? »
Le géant le regarda avec un étonnement glacé. Il se retourna lentement et considéra le reste du troupeau qui semblait s’étendre jusqu’au Moyeu. Il regarda à nouveau Nijel.
« Ouvi, dit-il. Je le crevois. Sinon, pourquevoi nous le faisons ?
— Seulement, il y a un tas de gens, là-bas, qui aimeraient mieux pas, vous voyez », dit Nijel, au désespoir. Une aiguille rocheuse se dessina un bref instant devant le glacier, vacilla une fraction de seconde puis disparut.
Il ajouta : « Et aussi des enfants et des petits animaux à fourrure.
— Ils seront victimes du progrès. Le temps est venu pour nous de reconquevérir le monde, gronda le géant. De la glace partovout. En accord avec l’inecvorabilité de l’Histoire et le triomphe de la thermodynamique.
— Oui, mais vous n’êtes pas obligés, dit Nijel.
— Nous le voulons, répliqua le géant. Les diveux sont partis, nous jetons les chaînes d’une superstitivon périmée.
— Geler complètement le monde, moi, je n’appelle ça un progrès, dit Nijel.
— Ça nous plevaît, à nous.
— Oui, oui », fit Nijel de la voix terne et démente de qui cherche à soupeser tous les aspects du problème avec la conviction qu’on trouverait une solution si des hommes de bonne volonté voulaient bien s’asseoir autour d’une table pour en discuter calmement comme des gens raisonnables. « Mais est-ce que le moment est bien choisi ? Est-ce que le monde est prêt pour le triomphe de la glace ?
— L’a plutevôt intérêt », dit le géant qui fit un moulinet de son aiguillon à glacier en direction de Nijel. Il manqua le cheval mais atteignit le cavalier en pleine poitrine, le souleva carrément de sa selle et l’expédia sur le glacier lui-même. Nijel, bras et jambes écartés, glissa en toupie le long des flancs gelés, fut entraîné un moment par les remous de débris, et roula dans la gadoue de glace à demi fondue et de boue entre les parois qui défilaient.
Il se remit debout en titubant et fouilla désespérément des yeux le brouillard givrant. Un autre glacier lui fonçait droit dessus.
Conina aussi. Elle se pencha alors que sa monture jaillissait en piqué de la brume, saisit Nijel par son harnachement de cuir barbare et le balança devant elle sur l’encolure du cheval.
Tandis qu’ils reprenaient de l’altitude, il dit, la respiration sifflante : « Le salaud ! Il est resté de glace ! J’ai vraiment cru un moment que j’allais y arriver. Il y a des gens, on ne peut pas leur parler. »
Le troupeau parvint au sommet d’une autre colline, qu’il rabota abondamment ; la plaine de Sto, parsemée de villes, s’étendait sans défense devant lui.
* * *
Rincevent se glissa en crabe vers la Chose la plus proche ; il tenait Thune d’une main tandis que l’autre balançait la chaussette lestée.
« Pas de magie, c’est ça ? dit-il.
— Oui, répondit le gamin.
— Quoi qu’il arrive, tu ne dois pas te servir de la magie ?
— Voilà. Pas ici. Ils n’ont pas beaucoup de pouvoir ici, quand on ne se sert pas de magie. Mais une fois qu’ils seront passés…»
Sa voix mourut.
« Affreux, quoi, approuva Rincevent d’un hochement de tête.
— Horrible », renchérit Thune.
Rincevent soupira. Il regrettait de ne plus avoir son chapeau. Tant pis, il se débrouillerait sans.
« D’accord, dit-il. Dès que je crie, tu cours vers la lumière. Tu comprends ? Sans regarder derrière ni rien. Quoi qu’il arrive.
— Quoi qu’il arrive ? fit Thune d’une voix hésitante.
— Quoi qu’il arrive. » Rincevent eut un petit sourire courageux. « Surtout quoi que t’entendes. » Il eut le vague réconfort de voir la bouche de Thune s’arrondir sur un « O » de terreur.
« Et après, poursuivit-il, quand tu seras revenu de l’autre côté…
— Je devrai faire quoi ? »
Rincevent hésita. « Je ne sais pas, dit-il. Tout ce que tu pourras. Autant de magie que tu voudras. N’importe quoi. Arrête-les, c’est tout. Et… euh…
— Oui ? »
Rincevent leva les yeux vers la Chose qui fixait toujours la lumière.
« Si ça… tu sais… si quelqu’un s’en sort, tu vois, et que tout finit bien au bout du compte, disons que… j’aimerais que tu fasses savoir, comme qui dirait, que je suis, comme qui dirait, resté ici. Peut-être qu’ils pourraient, comme qui dirait, le signaler quelque part. Je veux dire… je n’ai pas forcément envie d’une statue ni rien », ajouta-t-il vertueusement.
Au bout d’un moment, il reprit : « Je crois que tu ferais bien de te moucher. »
Thune s’exécuta, avec l’ourlet de sa robe, puis serra solennellement la main de Rincevent. « Si jamais vous… commença-t-il. Enfin, vous êtes le premier… Ç’a été un grand… Vous voyez, je n’ai jamais vraiment…» Sa voix s’éteignit, puis il ajouta : « Je tenais juste à ce que vous le sachiez.
— Il y a autre chose que je voulais dire », fit Rincevent en lâchant la main de Thune. Il resta un instant bouche bée avant de redémarrer : « Oh, oui. Il est vital de te rappeler qui tu es vraiment. Capital. Ce n’est pas une bonne idée de compter sur les autres ou n’importe quoi pour faire ton travail. Ça tourne toujours mal.
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