— Vent Gris non plus ne tenait pas en place », répliqua Robb. Ses cheveux auburn avaient beaucoup poussé sans qu’il en prît soin, et le poil rougeâtre qui commençait de lui ombrager la mâchoire démentait déjà ses quinze ans. « Parfois, je me dis qu’ils savent des choses…, pressentent des choses… » Il soupira. « Et moi, je ne sais jamais jusqu’à quel point je puis te parler, Bran. Que n’es-tu plus âgé…
— Mais j’ai huit ans, désormais ! protesta-t-il. De huit à quinze, la différence n’est pas si grande, et Winterfell me revient, après toi.
— C’est vrai. » A sa tristesse se mêlait un rien d’effroi. « J’ai une nouvelle à t’annoncer, Bran. Un oiseau est arrivé, cette nuit. Mestre Luwin a dû me réveiller. »
A ces mots, la panique envahit le petit. Noires ailes, nouvelles noires, radotait sans trêve Vieille Nan, et le proverbe n’avait cessé de s’avérer, depuis peu. Interrogé sur le sort d’Oncle Ben, le lord commandant de la Garde de Nuit en confirmait la mystérieuse disparition. Le message envoyé par Mère depuis les Eyrié n’était pas moins alarmant : sans préciser quand elle comptait revenir, il évoquait simplement la capture du Lutin. Dans un certain sens, Bran éprouvait quelque sympathie pour le nain, mais le seul nom de Lannister lui faisait froid dans le dos. Il avait quelque chose à voir avec les Lannister, quelque chose de personnel et qu’il aurait dû se rappeler, mais, lorsqu’il s’efforçait de définir quoi , un vertige s’emparait de lui, qui lui pétrifiait les entrailles. Et l’on avait eu beau le laisser dans l’ignorance des tenants et aboutissants de l’affaire Tyrion, comment méconnaître la gravité de la situation ? Robb s’était, ce jour-là, enfermé à triples verrous, des heures durant, avec mestre Luwin, Theon Greyjoy et Hallis Mollen, avant de dépêcher les plus rapides de ses estafettes porter des ordres aux quatre coins du nord. Et il avait même été question de Moat Cailin, l’antique forteresse en ruine édifiée par les Premiers Hommes au débouché du Neck… Tout cela présageait des événements dramatiques.
Et, là-dessus, nouveau corbeau, nouveau message… Désespérément, Bran voulut néanmoins espérer. « C’est Mère qui l’a expédié ? Elle va revenir ?
— Non, c’est Alyn. De Port-Réal. Jory Cassel est mort. Et Wyl, et Heward aussi. Assassinés par le Régicide. » Robb livra son visage à la neige, qui fondait comme larmes en touchant ses joues. « Puissent les dieux leur accorder de reposer en paix. »
Le souffle coupé comme par un choc en pleine poitrine, Bran demeura sans voix. Il n’était pas né que Jory commandait déjà la garde, à Winterfell. Il revivait, bouleversé, chacune des fois où celui-ci le traquait, là-haut, sur les toits du château. « Assassiner Jory ? » Il le revoyait, vêtu de maille et de plate, traverser la courtine à longues foulées, il le revoyait, installé à sa place accoutumée dans la grande salle, plaisanter pendant le dîner. « Mais qui pouvait vouloir sa mort ? Pourquoi ? »
Sans dissimuler son chagrin, Robb hocha la tête d’un air accablé. « Je l’ignore, mais…, mais il y a pire, Bran. Pendant le combat, Père s’est trouvé pris sous son cheval et fracassé la jambe… Mestre Pycelle lui a administré du lait de pavot, mais on ne sait quand…, quand il… » Comme Theon et les autres se rapprochaient, il s’empressa d’achever : « Quand il reprendra connaissance. » Sa main se porta sur la poignée de son épée et, du ton pompeux qu’il affectait lorsqu’il redevenait lord Robb, il articula : « Quoi qu’il advienne, Bran, rien de tout cela ne sera oublié, je te le promets. »
Loin de le réconforter, pareille fermeté redoubla l’anxiété du petit. « Que comptes-tu donc faire ? demanda-t-il comme Greyjoy se portait à leur hauteur.
— Theon me conseille de convoquer le ban.
— Sang pour sang », déclara ce dernier sans sourire, pour une fois. Derrière les mèches noires qui balayaient sa physionomie sombre et osseuse étincelait un regard de fauve affamé.
« Il n’appartient qu’au suzerain de convoquer le ban, objecta Bran, tandis que la neige les enveloppait dans ses tourbillons.
— Si ton père meurt, répliqua Theon, la responsabilité de Winterfell échoit à Robb.
— Mais Père ne mourra pas ! » s’insurgea Bran dans un sanglot.
Robb lui saisit la main. « Non, il ne mourra pas. Pas Père, dit-il avec calme. Toutefois…, l’honneur du nord repose pour l’heure entre mes mains. A son départ, le seigneur notre père m’a ordonné de faire preuve d’énergie pour toi, pour Rickon. Me voici presque un homme fait, Bran. »
Le petit ne put réprimer un frisson. « Je voudrais tant que Mère soit de retour ! » s’exclama-t-il douloureusement. Un coup d’œil circulaire affolé lui révéla que l’âne de mestre Luwin peinait, loin derrière, à gravir la pente d’une colline. « Et mestre Luwin ? Lui aussi préconise de convoquer le ban ?
— Lui ? il est aussi timoré qu’une vieille femme ! dit Theon, dédaigneux.
— Père n’en prisait pas moins ses avis, rappela Bran à son frère. Tout comme Mère.
— Je les écoute également, affirma Robb. J’écoute tous ceux qu’on me donne. »
Tout le bonheur que Bran s’était promis de cette première sortie s’était évaporé, précaire comme les flocons qui lui picotaient la figure et, l’un après l’autre, fondaient. Naguère encore, la seule pensée de Robb convoquant ses vassaux l’eût enthousiasmé. Elle le terrifiait, maintenant. « Si nous rentrions ? proposa-t-il. J’ai froid. »
Robb jeta un regard à l’entour. « Il nous faut retrouver les loups. Peux-tu tenir encore un peu ?
— Autant que toi. » Quoique mestre Luwin, craignant que la selle ne le blessât, eût déconseillé une trop longue promenade, Bran ne voulait pour rien au monde admettre sa faiblesse devant son frère.
La sollicitude universelle dont il était l’objet lui levait le cœur, et il ne supportait plus de s’entendre à tout bout de champ demander comment il allait.
« A la chasse aux chasseurs, alors », conclut Robb, et, poussant leurs montures, ils abandonnèrent la route royale pour s’enfoncer côte à côte dans le taillis, tandis que Theon, leur laissant prendre les devants, s’attardait à badiner avec les gardes.
Sous le charme de la futaie, Bran maintenait Danseuse au pas d’une rêne légère afin de mieux jouir du spectacle en flânant. Quelque familiers que lui fussent les bois, il avait si longtemps vécu confiné à Winterfell qu’il lui semblait les voir pour la première fois. L’arôme de résine et d’aiguilles fraîchement tombées, le parfum de feuilles mortes, d’humus et de fermentation, les effluves de fumet fauve et de feux lointains, tant de senteurs indécises et mêlées lui dilataient les narines avec volupté. La toile argentée d’une araignée-césar l’émerveilla plusieurs secondes à l’instar d’une découverte et, dans les branches d’un chêne alourdies de neige, apparut, disparut le panache d’un écureuil noir.
Derrière se perdaient peu à peu puis s’éteignirent enfin les voix des autres. Devant se percevait le vague murmure d’eaux bondissantes dont chaque pas précisait l’éclat. En atteignant les rives du torrent, l’enfant sentit des larmes lui piquer les yeux.
« Bran…, s’inquiéta Robb, qu’y a-t-il ?
— Un souvenir, simplement, répondit-il en secouant la tête. Jory nous a amenés ici, une fois, toi, moi, Jon, pour pêcher la truite. Tu te rappelles ?
— Je me rappelle, acquiesça Robb à mi-voix d’un ton monocorde.
— Comme j’allais rentrer bredouille à Winterfell, Jon me donna celles qu’il avait prises. Le reverrons-nous jamais, dis ?
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