Viserys recula précipitamment. « Le jour où je rentrerai dans mon royaume, tu me paieras ça, salope ! » jura-t-il en se retirant, la main plaquée sur sa joue blessée.
Des gouttes de son sang avaient maculé le beau manteau de soie sauvage. Toute chamboulée, Daenerys en appliqua machinalement le tissu moelleux contre son visage et s’assit en tailleur parmi ses dons abandonnés. « Le dîner est prêt, Khaleesi, annonça soudain Jhiqui.
— Je n’ai pas faim », répondit-elle avec tristesse. Elle se sentait brusquement épuisée. « Portez à ser Jorah de quoi se restaurer puis partagez-vous le reste. »
Au bout d’un moment, elle reprit : « Donnez-moi, s’il vous plaît, l’un des œufs de dragon. »
Entre les mains menues d’Irri, la coquille aux écailles vert sombre se moira de chatoiements bronze. Se pelotonnant sur le flanc, Daenerys repoussa de côté le manteau de soie pour loger l’œuf dans le nid que formaient ses petits seins sensibles et son giron renflé. Elle aimait les bercer ainsi. A cause de leur splendeur. Et parce que, parfois, leur simple contact lui procurait l’impression d’être plus forte, plus brave. Un peu comme si les dragons pétrifiés à l’intérieur lui communiquaient leur propre énergie.
Elle reposait là, blottie sur son œuf, quand elle sentit l’enfant s’agiter dans son sein…, et elle eût juré qu’il tendait la main, de frère à frère, de sang à sang. « C’est toi , le dragon, murmura-t-elle, le vrai dragon. Je le sais. Je le sais. » Un sourire lui vint aux lèvres, et elle s’endormit en rêvant du beau royaume des Sept Couronnes.
Des flocons épars tombaient qui, au contact de son visage, fondaient telle une bruine des plus agréable. Bravement campé sur son cheval, il regardait se relever la herse de fer et s’évertuait de son mieux à feindre le calme, en dépit des battements fébriles de son cœur.
« Es-tu prêt ? » demanda Robb.
De peur de révéler son appréhension, il acquiesça d’un simple hochement. C’était la première fois qu’il sortait de Winterfell depuis son accident, mais il entendait monter aussi fièrement que le plus fier des chevaliers.
« Alors, en route. » Robb pressa les flancs de son grand hongre pommelé, et l’animal s’engagea vers le pont-levis.
« Va », souffla Bran à sa propre monture, tout en lui flattant l’encolure, et la petite pouliche bai brun se mit en mouvement. Il l’avait baptisée Danseuse, elle avait seulement deux ans, et Joseth la disait plus docile qu’il n’était permis à ses congénères. On l’avait spécialement dressée pour répondre aux rênes, à la voix et à la caresse. Jusque-là, cependant, Bran ne l’avait montée que tout autour de la cour, d’abord tenue à la longe par Hodor ou Joseth, afin qu’il s’accoutume à la selle conçue par Tyrion, puis sans aide depuis quinze jours, la faisant trotter en cercle et, de tour en tour, conquérant davantage d’assurance et d’autorité.
Dès que l’on eut franchi l’enceinte extérieure, Broussaille, Eté prirent le vent. Derrière venait Theon Greyjoy qui, équipé de son grand arc et d’un carquois bourré de matras, nourrissait de son propre aveu le projet de tuer un daim. Coiffés et vêtus de maille, quatre gardes suivaient, précédant Joseth, le palefrenier sec comme une trique promu par Robb maître d’écurie en l’absence de Hullen. Monté sur un bourricot, mestre Luwin fermait le ban. Bran eût cent fois préféré partir avec son frère, seul à seul, mais Hal Mollen, aussitôt appuyé par Luwin, s’y était formellement opposé. Qu’il fît une chute ou se blessât, le mestre entendait se trouver à même de le soigner sur-le-champ.
Au-delà des portes s’ouvrait la place du marché, déserte pour l’heure, avec ses baraques de bois. Ils descendirent les rues fangeuses du village, dépassèrent les alignements de petites maisons proprettes construites en pierres sèches et en baliveaux. Pour le moment, moins d’un cinquième d’entre elles étaient habitées, comme l’attestait le mince filet de fumée qui montait en spirales de leurs cheminées. Les autres se rempliraient peu à peu avec l’aggravation du froid. Aux premières chutes importantes de neige, aux premières rafales glacées du nord, Vieille Nan ne manquait pas de le ressasser, les fermiers délaisseraient leurs champs gelés, les fortins à l’écart de tout, chargeraient leurs charrois pour se replier sur la ville d’hiver qui, dès lors, reprendrait vie. Ce phénomène-là, Bran n’y avait jamais assisté, mais mestre Luwin en personne le prédisait plus imminent de jour en jour. Le long été s’achèverait incessamment. L’hiver vient.
Sur le passage de la cavalcade, certains villageois ne purent réprimer quelque angoisse à la vue des deux loups-garous, et le mouvement de recul effaré que ceux-ci suscitèrent fit choir les fagots d’un manant, mais la plupart des habitants y étaient déjà familiarisés, qui plièrent le genou devant les deux jeunes Stark, Robb les gratifiant un par un d’un signe de tête des plus seigneurial.
Compte tenu de ses jambes inertes, Bran éprouva d’abord un rien de malaise au léger tangage de sa monture, mais comme le pommeau surélevé de sa grande selle et son haut dossier lui faisaient un berceau douillet, comme le harnais qui lui ceignait la poitrine et les cuisses lui interdisait de tomber, il ne tarda guère à trouver le mouvement presque naturel, son appréhension s’estompa et, tout crispé qu’il demeurait encore, un sourire lui fleurit les lèvres.
Deux filles d’auberge se tenaient sous l’enseigne de La Bûche qui fume, la brasserie du coin. La plus jeune s’empourpra et se couvrit la face quand Theon les interpella puis, poussant son cheval à la hauteur de Robb, gloussa : « Cette chère Kyra ! Ça se trémousse au pieu comme une belette, mais dis-lui un mot dans la rue, des pudeurs de vierge… Je t’ai raconté le soir où elle et Bessa…
— Pas devant mon frère, veux-tu ? » coupa-t-il avec un regard de biais vers Bran.
Affectant n’avoir rien entendu, Bran détourna les yeux, mais il sentait ceux de Greyjoy peser sur ses épaules. Avec un sourire, naturellement… Ce sourire dont il abusait quelque peu, comme pour vous signifier que le monde était une blague occulte et que lui seul s’était montré assez futé pour la percer à jour. Si Robb semblait admirer le pupille de Père et se plaire en sa compagnie, Bran, lui, ne le portait guère dans son cœur.
Robb se rapprocha. « Tu t’en tires bien, Bran.
— J’ai envie de presser l’allure…
— A ta guise », sourit son aîné en prenant le trot, aussitôt imité par les loups. Bran fit claquer les rênes, Danseuse obéit instantanément, et, sur un cri de Greyjoy, le martèlement des sabots s’accéléra dans son sillage.
Le vent de la course enflait son manteau, le ployait, déployait telle une voile, la neige se précipitait pour lui fustiger le visage, et Robb, déjà loin devant, se retournait à demi, de temps à autre, pour s’assurer que le petit suivait, ainsi que les autres. Un nouveau claquement des rênes, et Danseuse adopta un galop soyeux qui ne tarda guère à réduire l’écart, tout en distançant le reste de l’escorte. A quelque deux milles du bourg d’hiver, Bran rejoignit son frère sur la lisière du Bois-aux-Loups et, tout heureux, lui lança : « Je peux ! » Monter lui semblait presque aussi délicieux que voler.
« Je te proposerais bien une compétition, blagua Robb d’un ton léger, mais tu serais capable de gagner ! »
Bran se garda de relever le défi. Sous le sourire de son frère, il percevait trop nettement une appréhension sourde. « Je n’ai pas envie, dit-il, tout en scrutant les fourrés dans lesquels s’étaient évanouis les loups. As-tu remarqué de quelle manière Eté hurlait, la nuit dernière ?
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