Seuls les rêves affranchissent des contraintes. Le reste du temps, ce sont elles qui rendent timbré.
* * *
« C’est une bonne pièce, dit Vitoller, mais je n’aime pas le fantôme.
— On ne touche pas au fantôme, répliqua Hwel, l’air buté.
— Mais le public ricane tout le temps et balance des projectiles. D’ailleurs, tu sais qu’on a du mal à nettoyer toute la poussière de craie des costumes.
— On ne touche pas au fantôme. C’est un élément dramatique indispensable.
— Tu as déjà dit ça pour la dernière pièce.
— Ben, oui, c’était le cas.
— Dans Comme vous voudrez aussi, dans Un mage d’Ankh aussi, et dans toutes les autres.
— Moi, j’aime ça, les fantômes. »
Debout près de la scène, ils regardaient les ouvriers nains assembler la machine à vagues. Elle consistait en une demi-douzaine de longs axes recouverts de spirales compliquées de toile peinte dans les tons bleu, vert et blanc, qui traversaient toute la largeur de la scène. Un dispositif de rouages et de courroies sans fin les reliait à un treuil en coulisse. Quand toutes les spirales tournaient en même temps, les estomacs fragiles devaient regarder ailleurs.
« Des batailles navales, murmura Hwel. Des naufrages. Des tritons. Des pirates !
— Des paliers qui grincent, mon gars, grommela Vitoller en prenant appui sur sa canne. Des frais d’entretien. Des heures supplémentaires.
— Ç’a l’air très… compliqué, reconnut Hwel. Qui c’est qui l’a mis au point ?
— Un vieux fêlé de la rue des Artisans-Ingénieux, répondit Vitoller. Léonard de Quirm. C’est un peintre, en réalité. Il fait ce genre de trucs comme passe-temps. J’ai appris par hasard qu’il travaillait là-dessus depuis des mois. Comme il n’arrivait pas à le faire voler, j’ai sauté sur l’occasion. »
Ils regardèrent tourner le simulacre de vagues.
« Tu es décidé à partir ? demanda enfin Vitoller.
— Oui. Tomjan est encore un peu tout fou. Il a besoin d’une tête plus chenue près de lui.
— Tu vas me manquer, mon gars. Je peux bien te le dire. Tu as été comme un fils pour moi. Tu as quel âge, exactement ? Je n’ai jamais su.
— Cent deux ans. »
Vitoller hocha mélancoliquement la tête. Il en avait soixante, et son arthrite le travaillait.
« Tu as été comme un père pour moi, alors, dit-il.
— Ça s’égalise, en fin de compte, fit Hwel d’un air embarrassé : moitié plus petit, deux fois plus vieux. En longueur de temps, on peut dire qu’en moyenne on vit autant que les humains. »
Le directeur de troupe soupira. « Ben, je ne sais pas ce que je vais faire sans vous deux, sans blague.
— C’est seulement pour l’été, et il y a beaucoup de gars qui restent. En fait, ce sont surtout les débutants qui s’en vont. Tu as toi-même dit que c’était un bon apprentissage. »
Vitoller paraissait malheureux et, dans l’air frisquet du théâtre à moitié terminé, beaucoup plus petit que d’habitude, comme un ballon quinze jours après la fête. Il poussa distraitement quelques copeaux de bois du bout de sa canne.
« On prend de l’âge, maître Hwel. Du moins, corrigea-t-il, moi, je prends de l’âge, et toi de la vieillesse. Minuit a déjà sonné pour nous.
— Oui. Tu ne voudrais pas qu’il s’en aille, hein ?
— J’étais d’accord au début. Tu le sais. Puis je me suis dit : il y a du destin dans l’air. Dès que ça va bien, il faut toujours que le foutu destin s’en mêle. Je veux dire, Tomjan vient de là-bas. De quelque part dans les montagnes. Maintenant la fatalité le rappelle. Je ne le reverrai pas.
— C’est seulement pour l’été… »
Vitoller leva une main. « Ne m’interromps pas. Je tiens la bonne intonation dramatique.
— Pardon. »
Flic, flic, faisait la canne sur les copeaux de bois qu’elle envoyait en l’air.
« Enfin… tu sais qu’il n’est ni de ma chair ni de mon sang.
— Il est quand même ton fils, fit Hwel. Ces histoires d’hérédité, ça n’est pas aussi formidable qu’on le raconte.
— Ça te va bien de dire ça.
— Je le pense. Regarde-moi. Je n’étais pas destiné à écrire des pièces. Les nains ne sont même pas censés savoir lire. Je ne m’inquiéterais pas trop du destin, si j’étais toi. Le mien, c’était de faire mineur. Le destin se trompe la moitié du temps.
— Mais tu prétends qu’il ressemble au fou. Moi, je ne trouve pas, remarque.
— Faut que la lumière soit bonne.
— Pourrait y avoir du destin là-dessous. »
Hwel haussa les épaules. Le destin, c’est un drôle de truc, il le savait. On ne peut pas lui faire confiance. Souvent, on ne le voit même pas. À l’instant où l’on est sûr de l’avoir coincé, il se change en autre chose : en coïncidence, peut-être, ou en providence. On barricade sa porte pour l’empêcher d’entrer, et on l’a derrière soi. Puis, quand on croit lui avoir cloué le bec, c’est lui qui s’en va avec le marteau.
Il s’en servait beaucoup, du destin. Comme ressort pour ses pièces, c’était encore mieux qu’un fantôme. Rien ne valait un peu de destin pour faire décoller un bon vieux drame. Mais il fallait s’abstenir de croire qu’on pouvait deviner quelle tournure il allait prendre. Quant à s’imaginer qu’on pouvait le maîtriser…
* * *
Mémé Ciredutemps loucha d’un œil irrité dans la boule de cristal de Nounou Ogg. Ce n’était pas une très bonne boule vu qu’il s’agissait d’un flotteur de verre pour la pêche de couleur verdâtre qu’un de ses fils lui avait ramené de l’étranger. Tout y apparaissait déformé, y compris, soupçonnait-elle, la vérité.
« Pas de doute, il vient, dit-elle enfin. En chariot.
— J’aurais préféré un destrier blanc fougueux, déclara Nounou Ogg. Tu sais. Caparaçonné, tout ça.
— Il a une épée magique ? » demanda Magrat en tendant le cou pour voir.
Mémé Ciredutemps se redressa.
« Vous m’faites honte, toutes les deux. Ça m’dépasse, moi… Des destriers magiques, des épées fougueuses. Tout l’temps à lancer des œillades comme des laitières.
— Une épée magique, c’est drôlement important, dit Magrat. Indispensable. On pourrait lui en fabriquer une, ajouta-t-elle, rêveuse. En fer de foudre. J’ai un sortilège pour ça. On prend du fer de foudre, expliqua-t-elle sans assurance, et puis on en fait une épée.
— Moi, j’veux pas m’embêter avec ce vieux truc-là, dit Mémé. Faut attendre des jours que le foutu machin frappe, et après, c’est tout juste s’il vous arrache pas le bras.
— Et une fraise », fit Nounou Ogg en ignorant l’interruption.
Les deux autres la regardèrent, attendant la suite.
« Une fraise, une marque de naissance, répéta-t-elle. Un de ces accessoires nécessaires au prince qui vient réclamer son royaume. C’est comme ça qu’on le reconnaît, ’videmment, j’sais pas comment on reconnaît que c’est de la fraise.
— J’supporte pas les fraises », fit distraitement Mémé qui lorgnait à nouveau dans la boule de cristal.
Dans les profondeurs vertes et fêlées aux relents de homard crevé, un Tomjan minuscule embrassait ses parents, serrait des mains, donnait l’accolade au reste de la troupe et grimpait dans le chariot de tête.
On dirait que ça a marché, songea la sorcière. Sinon il ne viendrait pas par ici, pas vrai ? Tous les autres, là, ce doit être sa bande de fidèles compagnons. Après tout, ça se comprend, il va faire huit cents kilomètres dans un pays difficile, tout peut arriver.
Les armes et l’armure sont sûrement dans les chariots.
Elle sentit planer l’ombre d’un doute et entreprit de la gommer tout de suite. Il n’y a pas d’autre raison pour qu’il vienne, ça tombe sous le sens. On a exécuté le sortilège dans les règles. Sauf pour les ingrédients. Et pour la majeure partie de la poésie. D’ailleurs, ce n’était probablement pas la bonne heure. Et Gytha a presque tout emporté chez elle pour son chat, ce qui ne se fait sûrement pas.
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