Et voilà qu’aujourd’hui…La jungle l’entourait. Il ne s’agissait pas d’une jungle aérée, agréable et attrayante où des héros en peau de léopard se balancent aux arbres, mais d’une vraie jungle, une jungle sérieuse, une jungle qui se dressait comme des murs de verdure, hérissée d’épines et d’aiguillons, une jungle où chaque représentant du règne végétal s’était littéralement retroussé l’écorce pour s’atteler à la tâche ardue de dépasser en hauteur tous ses concurrents. Le sol était à peine un sol, plutôt des plantes mortes en voie de décomposition ; de l’eau dégouttait de feuille en feuille, des insectes fendaient d’un vol plaintif l’atmosphère moite, chargée de spores, et partout pesait l’affreux silence oppressé des moteurs de la photosynthèse tournant à plein régime. Pour le héros tyrolien qui aurait voulu se déplacer dans un enchevêtrement pareil au bout d’une liane, autant se lancer dans un coupe-jambon.
« Comment vous arrivez à faire ça ? demanda Eric.
— C’est sûrement un talent », répondit Rincevent.
Eric lança aux merveilles de la nature un rapide coup d’œil dédaigneux.
« Ça ne m’a pas l’air d’un royaume, se plaignit-il. Vous avez dit qu’on pouvait se transporter dans un royaume. Vous appelez ça un royaume ?
— Ce sont sans doute les forêts pluviales de Klatch, expliqua Rincevent. Elles regorgent de royaumes perdus.
— Vous voulez dire d’antiques races de princesses amazoniennes qui soumettent les prisonniers mâles à des rites reproducteurs étranges et exténuants ? fit Eric dont les lunettes commençaient à s’embuer.
— Ha, ha, lâcha Rincevent avec froideur. Quelle imagination, ce gamin !
— Des chaispasquoi, des chaispasquoi, des chaispasquoi ! brailla le perroquet.
— J’ai lu des livres là-dessus, dit Eric en fouillant la verdure des yeux. Évidemment, ces royaumes aussi sont à moi. » Il se plongea dans la contemplation de visions intérieures. « Bon d’là, fit-il avec convoitise.
— Moi, je penserais surtout au tribut, à ta place », dit Rincevent en s’engageant sur ce qui était peut-être un sentier.
Les fleurs aux couleurs vives d’un arbre voisin pivotèrent pour le regarder s’éloigner.
Dans les jungles du Klatch central existent effectivement des royaumes perdus où règnent de mystérieuses princesses amazoniennes qui capturent les explorateurs mâles et leur assignent des tâches typiquement masculines. Ces tâches sont effectivement dures, fatigantes, et les malheureuses victimes n’y résistent pas longtemps [9] Parce que monter des prises, installer des étagères, supprimer le drôle de bruit dans les greniers et tondre les pelouses peuvent à la longue venir à bout des constitutions les plus robustes.
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Existent aussi des plateaux cachés où les monstres reptiliens d’une époque révolue s’ébattent et jouent, ainsi que des cimetières d’éléphants, des mines de diamants perdues et de curieuses ruines décorées de hiéroglyphes dont le spectacle seul glace les âmes les mieux trempées. Sur n’importe quelle carte correcte de la contrée, c’est tout juste s’il reste de la place pour les arbres.
Les rares explorateurs qui en sont revenus ont laissé un certain nombre de conseils judicieux à l’usage de leurs successeurs, tels que : 1) éviter autant que possible les plantes grimpantes qui pendouillent avec des yeux en boutons de bottines et une langue fourchue à une extrémité ; 2) ne pas ramasser les plantes rampantes à rayures blanches et orange qui ont l’air de traîner en travers du chemin, agitées de mouvements convulsifs, parce qu’il y a souvent un tigre à l’autre bout ; et 3) n’y allez pas.
Si je suis un démon, songeait obscurément Rincevent, pourquoi est-ce que tout s’ingénie à me piquer et à me faire trébucher ? Je veux dire, la seule chose qui devrait me faire du mal, c’est une dague de bois dans le cœur, non ? À moins que ce soit de l’ail ?
La jungle finit par déboucher sur un immense espace dégagé qui s’étendait d’une traite jusqu’à une chaîne bleue de volcans au loin. Le terrain descendait depuis la chaîne en question vers un patchwork de lacs et de champs marécageux parsemé ici et là de grandes pyramides à degrés, chacune couronnée d’un mince panache de fumée qui se tortillait dans la lumière de l’aube. La piste forestière, elle, débouchait sur une route étroite mais pavée.
« On est où, là ? demanda Eric.
— On dirait un des royaumes des Tézumas, répondit Rincevent. Ils sont dirigés par le Grand Muzuma, je crois.
— Ce n’est pas une princesse amazonienne ?
— C’est curieux, mais non. Tu n’en reviendrais pas si tu savais le nombre de royaumes qui ne sont pas gouvernés par des princesses amazoniennes, Eric.
— En tout cas, ça m’a l’air drôlement primitif. Un peu âge de pierre.
— Les prêtres tézumas ont un calendrier savant, une horométrie avancée et sont experts en computation, cita Rincevent.
— Ah, fit Eric. Bien, ça.
— Non, dit Rincevent d’un ton patient. La computation, c’est une méthode de calcul du temps.
— Oh.
— Ils te plairaient. Ce sont de merveilleux mathématiciens, semble-t-il.
— Huh, fit Eric en clignant des yeux d’un air grave. On ne croirait pas qu’ils ont tant que ça à compter dans une civilisation aussi arriérée. »
Rincevent regarda les chars qui se dirigeaient rapidement vers eux. « Je crois qu’ils comptent surtout les victimes », dit-il.
L’empire tézuma dans la jungle des vallées du Klatch central est connu pour ses jardins maraîchers biologiques, son artisanat raffiné en obsidienne, plumes et jade, et ses sacrifices humains collectifs en l’honneur de Quetzduffelcoatl, le Boa de plumes, dieu des sacrifices humains collectifs. Comme on disait, vous arrivez toujours à vous y retrouver, avec Quetzduffelcoatl. La plupart du temps, au sommet d’une grande pyramide à degrés, en compagnie d’un tas d’autres gens et d’un type en élégante coiffure à aigrette qui taille un superbe couteau d’obsidienne pour votre usage personnel.
Les Tézumas passent sur le continent pour le peuple le plus ténébreux, irritable, pessimiste et suicidaire qu’on puisse espérer trouver, pour des raisons qui risquent de s’expliquer sous peu. Ce qu’on disait de leur calcul du temps était également vrai. Les Tézumas avaient compris depuis belle lurette que tout empirait régulièrement et, terriblement prosaïques, avaient mis au point un système complexe pour savoir de combien empirait chaque nouveau jour.
Contrairement à la croyance commune, les Tézumas ont bel et bien inventé la roue. Seulement, ils avaient des idées radicalement différentes sur son utilisation.
C’était le premier char de sa vie que Rincevent voyait tiré par des lamas. Mais ce n’était pas ça le plus curieux. Le plus curieux, c’est qu’il reposait sur des porteurs, deux de chaque côté du moyeu, qui galopaient derrière les animaux et dont les pieds sandalés claquaient sur les pavés.
« Vous croyez que le tribut est dedans ? » demanda Eric.
Tout ce que le char de tête avait l’air de contenir, en dehors du conducteur, c’était un homme trapu, vaguement cubique, vêtu de peau de puma et coiffé de plumes.
Les coureurs s’arrêtèrent, hors d’haleine, et Rincevent vit que chaque homme portait ce qu’on pourrait qualifier d’épée primitive, faite de tessons d’obsidienne fichés dans un gourdin de bois. Ces armes ne lui parurent pas moins mortelles que des épées plus évoluées, extrêmement civilisées. À vrai dire, elles paraissaient pires.
« Alors ? demanda Eric.
— Alors quoi ? fit Rincevent.
— Dites-lui de me donner mon tribut. »
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