Elle ne reculerait devant rien désormais…
Les deux miroirs principaux étaient installés presque face à face, mais pas exactement, si bien que Lilith voyait par-dessus son épaule ses images se succéder en courbe autour de l’univers contenu dans la glace.
Elle se sentait s’épancher en elle-même, son être se multiplier par l’entremise des reflets infinis.
Lorsqu’elle soupira et sortit d’un pas énergique de l’espace entre les miroirs, l’effet fut étonnant. Des images de Lilith restèrent un instant suspendues derrière elle, comme des ombres tridimensionnelles, avant de s’évanouir.
Comme ça, Desiderata était mourante. Cette vieille peau qui fourrait toujours son nez partout. Elle méritait son sort. Elle n’avait jamais compris quel pouvoir elle avait en mains. Elle était de ces gens qui hésitent à faire le bien par crainte de faire le mal, qui prennent tout tellement au sérieux qu’ils se constipent dans des angoisses morales avant d’exaucer le vœu d’une malheureuse fourmi.
Lilith baissa les yeux sur l’ensemble de la ville. Bon, il n’y avait plus d’obstacle à présent. L’idiote de femme vaudou dans le marais l’amusait plus qu’autre chose ; elle ne comprenait rien.
Rien ne barrait la route à ce que Lilith aimait plus que tout.
Une histoire qui finit bien.
Au sommet de la montagne, le sabbat s’était un peu assagi.
Les artistes et les écrivains se font toujours des idées exagérées sur ce qui se passe durant un sabbat de sorcières. Ceci parce qu’ils restent trop longtemps confinés dans des réduits, les rideaux tirés, au lieu de sortir respirer du bon air frais.
Prenons par exemple les danses nues. Sous des climats normalement tempérés, on a rarement l’occasion de se trémousser à minuit dans le plus simple appareil, sans parler des désagréments que causent les cailloux, les chardons et les hérissons inopinés.
Prenons ensuite cette histoire de dieux à tête de bouc. La plupart des sorcières ne croient pas aux dieux. Elles savent que les dieux existent, bien entendu. Elles traitent même avec eux à l’occasion. Mais elles ne croient pas en eux. Elles les connaissent trop bien. Ce serait comme croire au facteur.
Et maintenant le boire et le manger – les morceaux de reptiles, tout ça. En vérité, les sorcières ne courent guère après ce genre de menu. La pire critique qu’on puisse émettre sur les habitudes alimentaires des sorcières âgées, c’est qu’elles ont tendance à aimer les gâteaux secs trempés dans un thé tellement chargé en sucre que la cuiller tient debout toute seule et qu’elles boivent dans la soucoupe si elles jugent le breuvage trop chaud. Sans oublier de lâcher des bruits approbateurs plus souvent associés à une plomberie bas de gamme. Des cuisses de crapaud et autres spécialités du même tonneau auraient sans doute meilleur goût.
Et puis il y a les onguents magiques. Par le plus pur des hasards, les artistes et écrivains avancent dans ce domaine en terrain plus solide. La plupart des sorcières sont d’un certain âge, de celui auquel on commence à trouver de l’attrait aux onguents, et au moins deux des participantes ce soir-là s’étaient enduites la poitrine du célèbre baume de graisse d’oie à la sauge de Mémé Ciredutemps. Il ne faisait pas voler, ne donnait pas de visions, mais il protégeait des rhumes, surtout parce que l’odeur pénible qui s’en dégageait vers la deuxième semaine tenait tout le monde à si bonne distance de l’embaumée qu’elle ne courait aucun risque d’attraper la moindre maladie.
Enfin, restent les sabbats eux-mêmes. La sorcière classique n’est pas, par nature, sociable avec ses collègues. Ce sont toutes des personnalités dominantes en perpétuel conflit. Des chefs de groupe sans groupe. Qui appliquent la règle tacite de base de la sorcellerie, à savoir : Ne fais pas ce que tu veux, fais ce que je dis. L’effectif normal d’un convent est d’un membre. Les sorcières se rassemblent uniquement quand elles ne peuvent pas faire autrement.
Comme aujourd’hui.
La conversation, étant donné l’absence de Desiderata, roulait naturellement sur la pénurie croissante de sorcières [7] Dans un mot remis à la mère Démât, Desiderata s’excusait de ne pas pouvoir assister à la réunion pour cause de décès. La double vue permet de bien gérer ses obligations mondaines.
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« Quoi ? Pas une ? fit Mémé Ciredutemps.
— Pas une, confirma Mamie Brevis.
— Je trouve ça affreux, dit Mémé. C’est écœurant.
— Hein ? fit la mère Démât.
— Elle trouve ça écœurant ! brailla Mamie Brevis.
— Hein ?
— Y a pas de fille ! Pour remplacer Desiderata !
— Oh. »
L’idée fit son chemin.
« Si personne veut de la croûte, moi j’la mange, dit Nounou Ogg.
— On voyait jamais ça dans mon jeune temps, reprit Mémé. Y avait une douzaine de sorcières rien que de ce côté-ci de la montagne. Evidemment, c’était avant toutes ces… (elle fit une grimace) toutes ces distractions. On s’amuse beaucoup trop de nos jours. On s’amusait jamais quand j’étais jeune. Pas le temps.
— Tant pisse fou gîte, fit Nounou Ogg.
— Quoi ?
— Tant pisse fou gîte. Ça veut dire que c’était avant et qu’on est maintenant.
— J’ai pas besoin qu’on me le dise, Gytha Ogg. Je sais quand on est.
— Faut vivre avec son temps.
— J’vois pas pourquoi. Vois pas pourquoi on…
— Alors, m’est avis qu’il faut encore redéfinir les secteurs, intervint Mamie Brevis.
— Pas possible, répliqua aussitôt Mémé Ciredutemps. Je me coltine déjà quatre villages. Le balai, il a tout juste le temps de refroidir.
— Ben, avec la mère Lacreuse qui s’en va, on manque de main-d’œuvre, dit Mamie Brevis. Je sais bien, elle faisait pas grand-chose, mais elle était là. C’est ça l’important. Etre là. Faut une sorcière locale. »
Les quatre sorcières contemplèrent le feu d’un air morne. Enfin, trois d’entre elles. Nounou Ogg, d’un naturel plus gai, faisait du pain grillé.
« Ils ont fait venir un mage aux Sources-Casier, dit Mamie Brevis. Il y avait personne pour prendre la relève quand la vieille Mémé Hopelisse s’en est allée, alors ils ont fait chercher un mage d’Ankh-Morpork. Un vrai mage. Avec un bourdon. Il tient boutique là-bas et tout, avec une plaque sur la porte. Ça dit : Mage. »
Les sorcières soupirèrent.
« Madame Roussire s’en est allée, poursuivit Mamie Brevis. Et Mamie Lagrinche aussi.
— Ah bon ? La vieille Mabel Lagrinche ? s’étonna Nounou Ogg dans une pluie de miettes. Elle avait quel âge ?
— Cent dix-neuf ans, répondit Mamie Brevis. J’avais beau lui dire : « Tu vas tout de même pas escalader des montagnes à ton âge », elle voulait rien entendre.
— Y a des gens comme ça, dit Mémé. Aussi têtus qu’une mule. Dites-leur de pas faire un truc, et ils sont pas contents tant qu’ils ont pas essayé.
— J’ai entendu ses dernières paroles.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ?
— Si je me souviens bien : « Oh, merde », répondit Mamie.
— C’est comme ça qu’elle aurait voulu partir », commenta Nounou Ogg. Les autres sorcières opinèrent.
« Vous savez… on vit peut-être la fin de la sorcellerie dans le pays », fit Mamie Brevis.
Elles contemplèrent à nouveau le feu.
« Personne aurait amené de la pâte de guimauve, des fois ? » demanda Nounou Ogg, de l’espoir dans la voix.
Mémé Ciredutemps regarda ses consœurs. Mamie Brevis, elle ne pouvait pas la voir ; la vieille femme faisait l’école de l’autre côté de la montagne et avait la sale habitude de se montrer raisonnable quand on la provoquait. Et la mère Démât était peut-être la pythie la plus inutile de toute l’histoire de la révélation sibylline. Et Mémé ne pouvait pas vraiment se fâcher avec Nounou Ogg qui était sa meilleure amie.
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