Il emprunta la route de Nankin, qui lui fit traverser le cœur du quartier commerçant de Shanghai, aujourd’hui réduit à un interminable gantelet de mendiants basanés accroupis sur leurs talons, agrippant les sacs de plastique bariolés qui leur tenaient lieu de valise, et se passant tranquillement des mégots de cigarettes. Dans les vitrines des échoppes au-dessus de leur tête, des mannequins animés paradaient et posaient, vêtus du dernier cri de la mode en République côtière. Hackworth nota que leur style était bien plus classique que dix ans auparavant, lors de son dernier passage par la route de Nankin. Les mannequins de femme n’exhibaient plus de jupes fendues. Beaucoup ne portaient même plus de jupe du tout, mais des pantalons de soie, ou des robes longues qui en révélaient encore moins. Un étalage était centré sur un personnage de patriarche allongé sur une estrade, coiffe d’un bonnet rond à pompon bleu : un mandarin. Un jeune lettré s’inclinait devant lui. Autour de l’estrade, quatre groupes de mannequins manifestaient les quatre autres formes de relations filiales.
Donc, il était de nouveau chic d’être confucéen, ou à tout le moins de bonne politique. D’ailleurs, cette vitrine était l’une des rares à n’être pas entièrement recouverte d’affiches rouges du Poing.
Hackworth passa devant des villas de marbre bâties par des Juifs irakiens aux siècles passés, devant l’hôtel où Nixon avait séjourné jadis, devant les enclaves de tours qui avaient servi de tête de pont aux hommes d’affaires occidentaux lors du développement post-communiste qui avait conduit à la sordide abondance de la République côtière. Il passa devant des boîtes de nuit vastes comme des stades ; des fosses de jai-lai où des réfugiés hébétés contemplaient, bouche bée, la bousculade des parieurs ; des venelles remplies d’échoppes ; une rue consacrée aux produits de luxe en alligator ; une autre aux fourrures ; une autre aux objets en cuir ; un district nanotech formé de minuscules entreprises qui faisaient de l’ingénierie à façon ; des stands de fruits et légumes : un cul-de-sac où des trafiquants vendaient des antiquités posées sur des charrettes à bras, l’un spécialisé dans les écrins en cinabre, l’autre dans le kitsch maoïste. Chaque fois que la densité faisait mine de décroître et qu’il pensait avoir atteint les limites de la ville, il retombait sur un nouveau faubourg composé de galeries marchandes miniatures serrées sur trois niveaux, et tout recommençait.
Mais, alors que la journée tirait à sa fin, il parvint quand même par atteindre les limites de la ville et poursuivit sa route vers l’ouest : dès lors, il devint évident qu’il était fou et les passants se mirent à le considérer avec une crainte respectueuse en s’écartant sur son passage. Vélos et piétons se firent plus rares, remplacés par des engins militaires, plus lourds et plus rapides. Hackworth n’aimait pas chevaucher sur le bas-côté des grandes voies de communication, aussi demanda-t-il à Kidnappeur de lui trouver un itinéraire moins direct pour Suzhou, qui emprunterait des routes plus étroites. On était en plein delta du Yangzi, à quelques centimètres seulement au-dessus du niveau des eaux, où les canaux de transport, d’irrigation et de drainage étaient plus nombreux que les routes. Les canaux se ramifiaient dans ce terrain noir et puant comme des vaisseaux sanguins irriguant les tissus du cerveau. La plaine était fréquemment ponctuée de petits tumulus contenant les cercueils de tel ou tel ancêtre, disposés juste assez haut pour rester hors d’atteinte des inondations régulières. Plus à l’ouest, des collines escarpées s’élevaient au-dessus des rizières, noires de végétation. Les postes de contrôle installés par la République côtière aux carrefours étaient gris et floconneux, telles des plaques de moisissure grandes comme des maisons, tant était forte la densité du réseau fractal de défense et, lorsque son regard voulut transpercer le nuage d’aérostats macro et microscopiques, Hackworth eut du mal à distinguer les hoplites postés en leur centre, avec les ondes de chaleur qui s’élevaient des radiateurs accrochés dans leur dos et faisaient vibrer cette soupe aérienne. Ils le laissèrent passer sans encombre. Hackworth s’attendait à rencontrer d’autres postes de contrôle, à mesure qu’il s’enfoncerait en territoire contrôlé par les Poings, mais le premier devait être le dernier ; la République côtière n’avait pas les moyens d’assurer une défense en profondeur et ne pouvait mobiliser qu’un barrage unidimensionnel.
Quinze cents mètres après le poste, à une autre petite intersection, Hackworth découvrit deux croix improvisées taillées fort récemment dans des troncs de mûrier – des feuilles vertes flottaient encore sur les branches. Deux jeunes Blancs avaient été ligotés aux croix par des serre-câbles en plastique gris, brûlés à plusieurs endroits puis méthodiquement éviscérés. À leur coupe de cheveux, aux strictes cravates noires qu’on leur avait ironiquement laissées autour du cou, Hackworth jugea qu’il devait s’agir de Mormons. Un long écheveau d’intestin traînait de l’un des ventres jusque dans la poussière du chemin, au milieu duquel un porc efflanqué tirait dessus avec obstination.
Hackworth vit peu d’autres cadavres mais leur odeur imprégnait l’air moite et chaud. Il crut à un moment entrevoir un réseau de barrières de défense nanotechnologique jusqu’au moment où il réalisa qu’il s’agissait d’un phénomène naturel : chaque voie d’eau d’un épais rideau noir de grosses mouches lymphatiques. Dès lors, il sut que s’il tirait légèrement sur les rênes de sa monture pour la guider vers les berges de l’un ou l’autre canal, il découvrirait que ses eaux charriaient des monceaux de corps ballonnés.
Dix minutes après avoir passé le poste frontière de la République côtière, il traversa le centre d’un campement du Poing. N’ayant détourné le regard ni à gauche ni à droite, il ne put vraiment en estimer la taille ; les Poings avaient investi un village aux bâtiments bas de brique stuquée. Une longue balafre noire rectiligne courant au sol marquait la trace d’une ligne d’Alim brûlée et, en la franchissant, Hackworth s’imagina que c’était un méridien gravé à même la chair du globe par quelque cartographe astral. La plupart des Poings allaient sans chemise, vêtus d’un pantalon indigo, retenu par une large ceinture écarlate passée à la taille, avec parfois un bandeau de même couleur noué autour du cou, du front, ou du biceps. Ceux qui n’étaient pas occupés à filmer ou dormir faisaient des exercices d’arts martiaux. Hackworth traversa lentement leurs rangs, et ils firent mine de ne pas le remarquer, sauf un type isolé qui sortit en courant d’une maison, brandissant un couteau et criant « Sha ! Sha ! », et dut être maîtrisé par trois de ses camarades.
Sur les soixante kilomètres du trajet jusqu’à Suzhou, rien ne changea dans le paysage, sinon que les ruisseaux devinrent des rivières et les étangs des lacs. Les camps des Poings devenaient de plus en plus vastes et resserrés. Quand, trop rarement, l’air lourd daignait souffler en brise, il décelait la puanteur moite et métallique des eaux stagnantes, preuve qu’il était proche du grand lac de Tai Wu – ou Taifu comme le prononçaient les habitants de Shanghai. Un dôme d’écaille grise s’élevait au-dessus des rizières à quelques kilomètres de distance, et Hackworth devina qu’il devait s’agir de Suzhou, aujourd’hui place forte du Céleste Empire, drapée sous son écran de protection aérienne comme une courtisane derrière un voile translucide en soie du pays.
À l’approche des rives du grand lac, il rejoignit une route importante qui descendait vers le sud en direction de Hangzhou. Il fit obliquer Kidnappeur vers le nord. Suzhou avait lancé des vrilles d’urbanisation le long des grands axes et, à mesure qu’il s’approchait du centre, il vit apparaître allées marchandes et concessions commerciales, aujourd’hui détruites, abandonnées ou colonisées par des réfugiés. La plupart de ces établissements s’adressaient aux chauffeurs routiers : motels, casinos, maisons de thé et de restauration rapide. Mais plus un seul camion désormais ne parcourait la route, et Hackworth chevauchait au beau milieu de la chaussée, transpirant d’abondance sous ses grands habits noirs et se désaltérant fréquemment à la gourde réfrigérée rangée dans la boîte à gants de Kidnappeur.
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