Finalement, tout cessa. Le silence était assourdissant. Nell réalisa qu’elle s’était faite toute petite et elle se redressa. La lueur rouge émanant des entrailles du Magicien s’éteignit peu à peu.
Une lumière blanche se déversa soudain, venue de partout. La princesse Nell se rendit compte qu’elle provenait de l’extérieur des murs de diamant du donjon. Quelques minutes auparavant, c’était encore la nuit. À présent régnait la lumière, mais ce n’était pas celle du jour ; elle provenait de toutes les directions à la fois, et c’était une lumière froide et sans couleur.
Nell se précipita dans l’allée pour ouvrir la porte de l’antichambre mais elle n’était plus là. Il n’y avait plus rien. L’antichambre avait disparu. Et plus loin, le jardin fleuri également, et les chevaux, et le mur d’enceinte, et la route en spirale, la cité du roi Coyote, et le Pays d’Au-delà. Ne restait plus à la place que cette douce lumière blanche.
Elle se retourna. La chambre du Magicien était toujours là.
Tout au bout de l’allée, elle avisa un homme assis sur l’autel, qui la contemplait. Il portait une couronne. Autour de son cou était une clef – la douzième clef du Château noir.
La princesse Nell redescendit l’allée vers lui. Le roi Coyote était un homme d’âge mûr, aux cheveux blond pâle et décolorés, aux yeux gris, portant une barbe un rien plus foncée que les cheveux, et pas franchement bien taillée. Alors que la princesse approchait, il parut prendre conscience de la présence de la couronne sur sa tête. Il éleva la main, l’ôta et la jeta négligemment sur l’autel.
« Très drôle, dit-il, vous avez réussi à glisser une division par zéro à travers toutes mes défenses. »
La princesse Nell refusa de se laisser entraîner par cette décontraction étudiée. Elle s’immobilisa à quelques pas de lui. « Puisque je ne vois personne ici pour procéder aux présentations, je prendrai la liberté de le faire moi-même. Je suis la princesse Nell, duchesse de Turing », sur quoi elle lui tendit la main.
Le roi Coyote parut légèrement embarrassé. Il descendit d’un bond de l’autel, s’approcha de la princesse Nell et lui baisa la main. « Le roi Coyote, pour vous servir.
— Ravie de faire votre connaissance.
— Tout le plaisir est pour moi. Désolé ! j’aurais dû me douter que le Manuel vous aurait enseigné les bonnes manières.
— Je n’ai pas l’heur de connaître le Manuel auquel vous faites référence, dit la princesse Nell. Je ne suis qu’une princesse lancée dans une quête : obtenir les douze clefs du Château noir. Je note que l’une d’elles est en votre possession. »
Le roi Coyote leva les mains, les paumes en avant. « N’en dites pas plus. Un combat singulier ne sera pas nécessaire. Vous avez déjà la victoire. » Il ôta de son cou la douzième clef et la tendit à la princesse Nell. Elle la prit avec une légère révérence ; mais, au moment où la chaîne glissait autour de ses doigts, le roi resserra brusquement son étreinte, de sorte que tous deux se trouvaient liés par la chaîne. « À présent que votre quête est achevée, pouvons-nous mettre bas les masques ?
— Je ne suis pas sûre de comprendre ce que vous voulez dire, Majesté. »
Il fit mine de contrôler son exaspération. « Quelle était votre intention réelle en venant ici ?
— Obtenir la douzième clef.
— À part ça ?
— En savoir plus sur Magicien 0.2.
— Ah.
— Découvrir que c’était, en fait, une machine de Turing.
— Eh bien, vous tenez votre réponse. Magicien 0.2 est assurément une machine de Turing – la plus puissante jamais construite.
— Et le Pays d’Au-delà ?
— Intégralement créé à partir de graines. Des graines inventées par moi.
— Et c’est donc également une machine de Turing ? Entièrement contrôlée par Magicien 0.2 ?
— Non, dit le roi Coyote. Gérée par Magicien. Contrôlée par moi.
— Mais les messages du Marché aux Chiffreurs contrôlent bien tous les événements qui se produisent au Pays d’Au-delà, n’est-ce pas ?
— Vous êtes fort perspicace, princesse Nell.
— Ces messages transmis à Magicien… encore une machine de Turing.
— Ouvrez l’autel », dit le roi Coyote, en indiquant une large plaque de laiton percée en son centre d’un trou de serrure.
La princesse Nell utilisa sa clef pour ouvrir la serrure et le roi Coyote rabattit le couvercle de l’autel. À l’intérieur, se trouvaient deux petites machines, une pour lire les bandes, l’autre pour les écrire.
« Suivez-moi », dit le roi Coyote et il rabattit une trappe encastrée dans le sol derrière l’autel.
La princesse Nell descendit derrière lui un escalier en colimaçon qui accédait à une petite salle. Les tringles de liaison sortant de l’autel y descendaient pour aboutir à une petite console.
« Magicien n’est même pas raccordé à l’autel ! Il ne fait rien, s’étonna la princesse Nell.
— Oh, mais Magicien en fait beaucoup. Il m’aide à garder la trace des choses, il fait des calculs, et ainsi de suite. En revanche, tout ce cinéma, là-haut sur la scène, n’est là que pour la galerie – juste pour impressionner les gens du commun. Quand un message arrive ici du Marché aux Chiffreurs, je le lis moi-même et j’y réponds de même.
« Vous pouvez donc constater, princesse Nell, que le Pays d’Au-delà n’est en fait pas du tout une machine de Turing. C’est en réalité une personne – plusieurs personnes, pour être précis. Maintenant, elle est tout à vous. »
Le roi Coyote reconduisit la princesse Nell au cœur de son donjon et lui offrit une visite guidée des lieux. Le clou en était la bibliothèque. Il lui montra les livres contenant les règles de programmation de Magicien 0.2, et d’autres expliquant comment amener les atomes à s’organiser pour créer des machines, des bâtiments, des univers entiers.
« Vous voyez, princesse Nell, vous venez aujourd’hui de conquérir ce monde et, maintenant que vous l’avez conquis, vous n’allez pas tarder à découvrir que c’est un endroit passablement ennuyeux. Votre responsabilité dorénavant sera de créer, pour les autres, d’autres mondes à leur faire explorer et conquérir. » D’un geste de la main vers la fenêtre, le roi Coyote indiqua le vaste espace vide occupé naguère par le Pays d’Au-delà. « Ce n’est pas la place qui manque…
— Qu’allez-vous faire, roi Coyote ?
— Appelez-moi John, Votre Altesse Royale. Dorénavant, je n’ai plus de royaume.
— John, qu’allez-vous faire ?
— Je me suis, moi aussi, lancé dans une quête.
— Et quelle est-elle ?
— Retrouver l’Alchimiste, qui qu’il puisse être.
— Et y a-t-il… »
Nell suspendit un instant sa lecture du Manuel. Ses yeux s’étaient emplis de larmes.
« Y a-t-il quoi ? demanda la voix de John sortant du livre.
— Y a-t-il quelqu’un d’autre ? une autre personne qui m’aurait accompagnée tout au long de ma quête ?
— Oui, effectivement », dit John, tranquillement, après une brève pause. En tout cas, j’ai toujours senti sa présence.
— Est-elle là en ce moment ?
— Seulement si tu lui fais une place, dit John. Lis les livres, et ils te montreront comment faire. »
Sur quoi, John, ex-roi Coyote et empereur du Pays d’Au-delà, s’évanouit dans un grand éclair, laissant la princesse Nell seule dans la grande bibliothèque poussiéreuse. La princesse Nell posa la tête sur un vieux grimoire relié de cuir et huma son parfum intense. Une larme de joie roula de chacun de ses yeux. Mais elle maîtrisa l’envie de pleurer et ouvrit plutôt le grimoire.
Tous ces livres étaient des livres magiques, et ils absorbèrent à tel point la princesse Nell que, durant de longues heures, et même des jours peut-être, elle oublia tout ce qui l’entourait ; ce qui n’importait guère, car rien ne subsistait du Pays d’Au-delà. Mais à la longue, elle finit par sentir quelque chose lui chatouiller le pied. Machinalement, elle tendit la main pour se gratter. Quelques instants plus tard, le chatouillement reprit. Cette fois, elle baissa les yeux et découvrit avec surprise que le plancher de la bibliothèque était intégralement recouvert d’un tapis gris-brun, moucheté çà et là de taches blanches et noires.
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