C’était un tapis mobile et vivant. C’était en fait, l’Armée des souris. Tous les autres édifices, lieux et créatures vus par la princesse Nell au Pays d’Au-delà avaient été des inventions produites par Magicien 0.2 ; mais, apparemment, les souris constituaient une exception, car elles existaient indépendamment des machinations du roi Coyote. Quand le Pays d’Au-delà avait disparu, tous les obstacles divers qui avaient tenu l’Armée des souris éloignée de la princesse Nell avaient disparu en même temps, et sous peu, elles avaient réussi à la situer et converger sur leur Reine tant recherchée.
« Que voulez-vous me voir faire ? » demanda la princesse Nell. Car elle n’avait encore jamais été reine et elle ignorait tout du protocole.
Un chœur de couinements excités émana des souris tandis qu’elles lançaient et relayaient des ordres. Le tapis fut agité d’une commotion violente mais parfaitement organisée, à mesure que les souris se regroupaient en pelotons, compagnies, bataillons et régiments, commandés chacun par un officier. Une souris escalada le pied de la table de la princesse Nell, s’inclina devant elle, puis entreprit de couiner des ordres depuis ce poste élevé. Comme à la parade, les souris exécutèrent alors un mouvement de repli jusqu’aux extrémités de la pièce, se disposant en forme de boîte vide et laissant un vaste rectangle ouvert au milieu du plancher.
La souris juchée sur la table, que Nell avait décidé de surnommer la Généralissime, émit une longue série d’instructions, en courant aux quatre coins pour s’adresser aux divers contingents de son armée. Quand la Généralissime eut terminé, une musique aiguë se fit entendre, lorsque les cornemuseux de l’Armée des souris se mirent à souffler dans leur instrument et les tambours à frapper leurs peaux.
De petits groupes de souris se mirent à gagner l’espace vide, chaque groupe se dirigeant vers un endroit différent. Une fois que chacun eut atteint son emplacement désigné, chacune des souris se disposa de telle manière que le groupe tout entier dessinait une lettre. De la sorte, le message suivant apparut sur le plancher de la bibliothèque :
SOMMES ENSORCELÉES
DEMANDONS ASSISTANCE
REPORTEZ-VOUS AUX LIVRES
« Je ferai tout mon possible pour vous désensorceler », promit la princesse Nell et, aussitôt, un formidable cri de gratitude jaillit, assourdissant, de toutes les gorges minuscules de l’Armée des souris.
Trouver le livre requis ne fut pas long. L’Armée des souris éclata en petits détachements, chacun se chargeant qui d’aller récupérer un livre sur une étagère, qui de le déposer par terre, qui de l’ouvrir et de courir de page en page, à la recherche des formules magiques idoines. En moins d’une heure, la princesse Nell nota qu’un large corridor dégagé s’était ouvert au sein de l’Armée des souris et qu’un grimoire l’empruntait pour se diriger vers elle, semblant flotter à deux centimètres au-dessus du sol.
Avec précaution, elle le récupéra sur le dos des rongeurs qui le transportaient et le feuilleta jusqu’à ce qu’elle ait trouvé une formule pour désenvoûter les souris. « Bon, très bien », dit-elle, et elle se mit à lire la formule ; mais soudain l’air s’emplit de couinements surexcités et toutes les souris se mirent à détaler, prises de panique. La Généralissime escalada la page, sautant sur place dans un état d’excitation extrême, en agitant avec frénésie ses petites pattes avant au-dessus de sa tête.
« Ah ! je comprends », dit la princesse Nell. Elle prit le livre et sortit de la bibliothèque, en prenant garde de n’écraser aucun de ses sujets, et elle les suivit dans le vaste espace vide à l’extérieur.
Une fois encore l’Armée des souris effectua un exercice époustouflant pour emplir la plaine vide et blême, regroupée en pelotons, compagnies, bataillons, régiments et brigades ; mais, cette fois, la parade occupait un espace bien plus vaste, car les souris avaient pris soin de se disposer avec un espacement égal à une longueur de bras humain. Certains pelotons durent ainsi parcourir l’équivalent, pour eux, de plusieurs lieues pour parvenir jusqu’aux lisières de la formation. La princesse Nell profita de ce délai pour passer en revue les troupes et répéter la formule.
Finalement, la Généralissime s’approcha, fit une profonde révérence et lui donna le feu vert en levant le pouce, même si la princesse Nell dut d’abord repérer le minuscule chef, puis loucher pour déceler son geste.
Elle se rendit à l’emplacement qu’on lui avait laissé à la tête de la formation, ouvrit le livre et prononça la formule magique.
Il y eut un violent coup de tonnerre, et un coup de vent brutal qui la fit tomber à la renverse. Elle leva les yeux, hébétée, et découvrit qu’elle était entourée par une armée gigantesque composée de centaines de milliers de jeunes filles, de quelques années à peine ses cadettes. Un concert délirant de vivats s’éleva, et toutes s’agenouillèrent comme un seul homme, dans une scène de jubilation tapageuse, jurant fidélité à la reine Nell.
Hackworth en Chine, déprédations des Poings ; une rencontre avec le Dr X ; une procession inhabituelle
On disait que les Chinois avaient le plus grand respect pour les fous, et que durant la Guerre des Boxers certains missionnaires occidentaux, sans doute déjà de caractère fragile, étant restés plusieurs semaines coincés sous des amoncellements de décombres, ayant fui pour éviter les tirs croisés des assaillants Boxers et des troupes impériales, ayant entendu les cris de leurs ouailles brûlées vives et torturées dans les rues de Pékin, ces hommes avaient définitivement perdu l’esprit et avaient pu rejoindre, indemnes, les rangs des assiégeants qui les avaient nourris et traités avec déférence.
John Percival Hackworth s’était installé dans une suite au dernier étage du Shangri-La de Pudong (ou Shong-euh-li-lah pour reprendre l’accent chantant des chauffeurs de taxi) et il venait d’enfiler une chemise propre ; son plus beau gilet, ceint d’une chaîne en or d’où pendaient son sceau, ses boîtes à priser, sa montre de gousset ainsi qu’un visiophone ; un long manteau de cheval à queue de pie ; des bottes de cuir noir aux éperons de cuivre astiqués à la main dans le hall du Shong-euh-li-lah par un coolie aussi servile qu’insolent, et qu’Hackworth soupçonnait d’être un Poing ; des gants neufs en chevreau ; et son chapeau melon, certes débarrassé de sa mousse et plus ou moins rafistolé, mais qui avait assurément connu bien des tribulations en terrain difficile.
Alors qu’il traversait la rive gauche du Huangpu, la foule habituelle de paysans affamés et d’amputés professionnels vint l’encercler comme une vague déferlant sur une grève plate car, même s’il était toujours risqué de se déplacer ici à cheval, cela n’avait rien d’insensé, et Hackworth n’avait d’ailleurs pas la réputation d’un forcené. Il gardait ses yeux gris obstinément fixés sur la palissade de lignes d’Alim en flammes, qui délimitaient une frontière de la République côtière se rétrécissant comme peau de chagrin, et il les laissait tirer sur ses basques mais ne faisait même pas attention à eux. À plusieurs reprises, trois tout jeunes paysans, identifiables comme tels à leur hâle prononcé et à leur ignorance des technologies modernes de sécurité, commirent l’erreur de tendre la main vers sa chaîne de montre et reçurent une décharge d’avertissement pour leur peine. L’un d’eux refusa de lâcher jusqu’à ce que l’odeur de chair brûlée monte de sa paume, alors il ôta sa main avec une lenteur étudiée, en dévisageant Hackworth pour lui montrer qu’il n’était pas douillet, tout en ajoutant d’une voix forte et claire une remarque qui fit courir dans la foule un rire étouffé.
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