— J’en ai l’impression, dit-il, hérissé. Je ne saurais le prouver, j’avoue. Mais nul ne peut dire que c’est faute d’avoir essayé. Enfin, je sème mes petites graines aussi souvent qu’il m’est possible…
— Dans les cloaques et les caniveaux, termina lord Tywin, et en terre commune où ne germe que du bâtard. Il n’est que temps de cultiver ton propre jardin. » Il se mit sur pied. « Jamais tu n’auras Castral Roc, je m’en porte garant. Mais prends Sansa Stark, et il n’est pas impossible que tu décroches Winterfell. »
Tyrion Lannister, sire et protecteur de Winterfell. Une étrange sueur froide lui courut l’échine. « Fort bien, Père, dit-il lentement, mais votre jonchée dissimule un vilain écueil de taille. Robb Stark est aussi capable que moi, tout présume, et promis à l’une de ces prolifiques de Frey. Dès la première portée du Jeune Loup qu’elle mettra bas, tous les chiots que pondrait Sansa ne seraient plus héritiers de rien. »
Lord Tywin demeura de marbre. « Robb Stark laissera stérile sa prolifique de Frey, je t’en donne ma parole. Il est une petite nouvelle que je n’ai pas encore jugé utile de divulguer au Conseil, dût-elle ne tarder guère à parvenir aux oreilles de nos doux seigneurs. Le Jeune Loup a pris pour femme la fille aînée de Gawen Ouestrelin. »
Durant un instant, Tyrion douta avoir bien entendu. « Il aurait renié la foi jurée ? bafouilla-t-il, incrédule. Il aurait rejeté les Frey pour… » Les mots lui manquèrent.
« Une pucelle de seize ans, nommée Jeyne, précisa ser Kevan. Lord Gawen me l’avait proposée pour Willem ou Martyn, mais je n’ai pu que refuser. Tout bien né qu’il est, il a pour femme une Sibylle Lépicier. Il n’aurait jamais dû l’épouser. Les Ouestrelin ont toujours eu plus d’honneur que de jugeote. De presque aussi basse extrace que ce contrebandier dont s’est affublé Stannis, le grand-père de lady Sibylle vendait du poivre et du safran. Et la grand-mère était une espèce de créature qu’il avait rapportée de l’est. Une effroyable vieille mégère – une prêtresse, censément. Maegi, qu’on l’appelait. Nul ne pouvait prononcer son véritable nom. La moitié de Port-Lannis allait chercher chez elle des mixtures, des potions d’amour et autre perlimpinpin. » Il haussa les épaules. « Elle est sans doute morte depuis longtemps. Quant à Jeyne, je ne l’ai vue qu’une seule fois, mais elle avait l’air, j’en conviens, d’une enfant délicieuse. Sauf qu’avec un sang si douteux… »
Pour avoir jadis épousé une pute, Tyrion ne pouvait être tout à fait aussi révulsé que son oncle par l’idée d’épouser l’arrière-petite-fille d’un marchand de girofle. Néanmoins… Une enfant délicieuse , avait dit ser Kevan, mais, délicieux, bien des poisons l’étaient aussi. De souche si ancienne qu’ils fussent, les Ouestrelin avaient plus d’orgueil que de moyens. Tyrion n’aurait pas été suffoqué d’apprendre que lady Sibylle avait mieux garni la corbeille du ménage que son grand seigneur d’époux. Les mines Ouestrelin étaient épuisées depuis des années, leurs meilleures terres liquidées ou perdues, leur Falaise plus une ruine qu’une forteresse. Une ruine romantique, au demeurant, tant de bravoure à surplomber la mer… « Je n’en reviens pas, dut-il avouer. Je prêtais à Robb Stark davantage de discernement.
— Il n’a que seize ans, dit lord Tywin. A cet âge, le discernement pèse peu de chose face au désir, à l’amour et au point d’honneur.
— Il s’est déjugé, il a humilié un allié, bafoué un engagement solennel. Où voyez-vous de l’honneur, là-dedans ? »
C’est ser Kevan qui répondit. « Il a préféré l’honneur de la fille au sien propre. Après l’avoir déflorée, c’était l’unique solution.
— Il aurait été plus généreux de l’abandonner grosse d’un bâtard », riposta vertement Tyrion. Les Ouestrelin allaient tout perdre dans cette aventure : château, terres, et jusqu’à la vie. Un Lannister paie toujours ses dettes.
« Jeyne Ouestrelin est la fille de sa mère, dit lord Tywin, et Robb Stark le fils de son père. »
Cette forfaiture Ouestrelin l’affectait apparemment beaucoup moins que ne s’y fut attendu Tyrion. Il n’était pourtant pas du genre à souffrir la moindre incartade de ses vassaux. Il avait, à peine adolescent, carrément exterminé les altiers Reyne de Castamere et les antiques Tarbeck de Château Tarbeck. Les rhapsodes en avaient même tiré une chanson plutôt macabre. Il avait, quelques années plus tard, répondu à l’agressivité croissante de lord Farman par l’envoi non d’une sommation mais d’un luthiste. Et il avait suffi au rebelle d’entendre sa grand-salle répercuter les accords des « Pluies de Castamere » pour filer doux. Au cas, du reste, où la chanson n’eût pas suffi, les décombres muets des demeures Reyne et Tarbeck attestaient toujours éloquemment du sort promis à quiconque s’aviserait de mésestimer la puissance de Castral Roc. « Falaise n’est pas si loin de Castamere et Château Tarbeck, signala Tyrion. Comment imaginer que les Ouestrelin n’auraient pas, en passant par là, retenu la leçon ?
— Peut-être bien que si, dit lord Tywin. Ils ont parfaitement conscience de Castamere, je te l’affirme.
— Les Ouestrelin et Lépicier seraient-ils imbéciles au point de se figurer que le loup puisse défaire le lion ? »
Durant un très long moment, lord Tywin Lannister menaça constamment de sourire ; il n’en fit rien, mais la menace avait à elle seule de quoi vous épouvanter. « Les derniers des imbéciles sont souvent plus intelligents que ceux qui se rient d’eux», dit-il, avant d’ajouter : « Tu vas épouser Sansa Stark, Tyrion. Et incessamment. »
Portant les cadavres sur leurs épaules, ils vinrent les déposer au bas de l’estrade. Une stupeur envahit la salle éclairée de torches, et, à la faveur du silence, Catelyn entendit retentir, du fin fond du château, les hurlements de Vent Gris. Il perçoit l’odeur du sang , songea-t-elle, au travers des murailles de pierre et des portes de bois, au travers de la nuit, de la pluie, son flair reconnaît infailliblement les relents de ruine et de mort.
Debout près du haut siège, à la gauche de Robb, elle eut un instant l’impression que c’étaient ses propres morts, Bran et Rickon, qu’elle contemplait de là-haut. Ils étaient plus âgés, ceux-ci, mais la mort les avait recroquevillés. Nus et mouillés, ils avaient l’air de si peu de chose et une telle inertie qu’on avait du mal à se les rappeler vivants.
Le blondin avait eu la velléité de se laisser pousser la barbe. Un duvet de pêche vaguement jaune émaillait ses joues et son menton sous lesquels s’ouvraient les ravages rouges du coutelas. Encore trempés, ses longs cheveux dorés évoquaient la sortie du bain. Son expression faisait penser qu’il était mort paisiblement, peut-être durant son sommeil, mais son cousin à cheveux bruns s’était battu pour sauver sa vie. Ses bras tailladés avaient manifestement tenté de parer les coups, et, quoique la pluie l’eût à peu près débarbouillé, du rouge suintait encore lentement des plaies qui criblaient son torse, son ventre et son dos comme autant de bouches sans langue.
Robb avait coiffé sa couronne avant de pénétrer dans la salle, et la lueur des torches en faisait sombrement miroiter le bronze. Fixés sur les morts, ses yeux étaient noyés dans l’ombre. Est-ce Bran et Rickon qu’il voit, lui aussi ? Elle aurait volontiers pleuré, mais elle n’avait plus de larmes. Les gamins morts devaient leur teint blême à leur long emprisonnement, mais tous deux avaient été beaux ; sur la blancheur soyeuse de leur peau, le sang était d’un rouge scandaleux, d’un rouge intolérable à voir. Déposeront-ils Sansa nue au pied du trône de fer après l’avoir tuée ? Aura-t-elle la peau aussi blanche, le sang aussi rouge ? De l’extérieur lui parvenaient la rumeur têtue de la pluie et les hurlements continus du loup.
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