Il savait d’expérience que, dans le détroit, l’automne était volontiers humide et pluvieux. Les journées n’étaient pas terribles, dans la mesure où il faisait soleil, mais les nuits devenaient plus froides et, parfois, le vent balayait la baie de rafales qui la hérissaient de moutons, menaçant de le tremper sous peu, lui, à claquer des dents. Déjà que la fièvre et la chair de poule se le disputaient sans arrêt, voilà qu’à présent des accès de toux le déchiraient incessamment.
Il n’avait pour s’abriter que l’antre, et ce n’était guère. La marée basse avait beau déposer sur la grève du bois flotté, des débris d’épaves carbonisés, pas moyen de battre le briquet, pas moyen d’allumer du feu. Le désespoir l’avait bien poussé, une fois, à tenter de frotter l’un contre l’autre deux morceaux de bois, mais le bois était pourri, et tous ses efforts ne lui avaient valu que des ampoules. Ses vêtements étaient en plus toujours mouillés, et il avait perdu l’une de ses bottes quelque part au large avant d’être rejeté par la mer.
Soif, faim, froid, tels étaient ses compagnons fidèles, à chaque heure de chaque jour, si bien qu’à la longue il en était venu à les considérer comme des amis. Tôt ou tard, l’un ou l’autre d’entre eux prendrait en pitié son interminable misère et l’en délivrerait. Si lui-même, un beau jour, n’entrait plutôt tout simplement dans l’eau se jeter à corps perdu vers la côte qui devait se trouver par là, au nord, invisible à l’œil nu. Trop loin, faible comme il l’était, mais quelle importance. Se pouvait-il rien de plus normal, pour un marin-né, que de périr en mer ? Les dieux abyssaux m’ont assez attendu , se disait-il. Il n’est que temps d’aller à eux.
Or voici que survenait une voile ; à peine un point sur l’horizon, mais qui grandissait. Un bateau, là où il ne devrait pas y avoir de bateau. Il se situait plus ou moins ; son îlot faisait partie d’un archipel qui tapissait la baie. L’îlot le plus saillant giclait à quelque cent pieds au-dessus des flots, et la hauteur d’une douzaine de ses acolytes allait de trente à soixante pieds. Les navigateurs les appelaient piques du roi triton et savaient qu’à chacun de ceux qui crevaient la surface correspondait, juste en dessous, des flopées d’autres en embuscade. Tout capitaine un peu sensé s’en tenait au large.
Ses yeux pâles bordés de rouge fixés sur le gonflement de la voile, Davos tâcha de percevoir le bruit du vent contre la toile. Ils viennent de ce côté-ci. A moins qu’ils ne changent bientôt de cap, ils passeraient à portée de voix de son piteux refuge. Et ce pouvait être le salut. S’il le désirait. Il n’était pas sûr de le désirer.
Pour quoi vivrais-je ? songea-t-il, tandis que des larmes brouillaient sa vision. Pour quoi, bonté divine ? Mes fils sont morts, Dale et Blurd, Maric et Matthos, Devan aussi, peut-être. Comment un père peut-il survivre à tant de fils jeunes et robustes ? Comment souhaiterais-je poursuivre ma route ? Je suis une carapace creuse, le crabe est mort, plus rien dedans. N’est-ce pas une évidence ?
A l’heure où, battant le pavillon frappé au cœur ardent du Maître de la Lumière, la flotte pénétrait dans la Néra, Davos menait, à bord de sa Botha noire, la deuxième ligne, entre Le Spectre et la Lady Maria de ses fils aînés, Dale et Blurd. Et, tandis que son troisième-né, Maric, était maître de nage sur La Fureur, au centre de la première ligne, il avait lui-même pour second leur cadet, Matthos. Et lorsqu’enfin la puissante armada de Stannis Baratheon s’était heurtée aux forces plus modestes de ce royal marmouset de Joffrey, la rivière n’avait retenti d’abord que du vrombissement des flèches et du fracas des rames et des coques brisées, défoncées par les béliers de fer.
Et puis voilà que tout autour se déchaînèrent, avec un monstrueux rugissement de fauve, des flammes vertes : pissat de pyromant, le grégeois, démon jade…, voilà que la Botha noire sembla s’arracher des flots, voilà que Davos, jusqu’alors coude à coude avec Matthos sur le pont, se retrouva dans la rivière et se débattit contre le courant qui l’emportait, contre les remous qui le faisaient tournoyer, tournoyer, tournoyer, cependant que la fournaise, haute de cinquante pieds, dévorait le ciel. En feu, sa Botha noire, il le voyait, en feu La Fureur et une douzaine d’autres, et il voyait sauter à l’eau des silhouettes en flammes qui brûlaient tout en se noyant. Disparus, Spectre et Lady Maria, soit qu’ils eussent explosé, coulé, soit que les lui dérobât un rideau de grégeois, mais il n’avait pas une seconde pour les rechercher, parce que déjà s’apprêtait à l’aspirer l’embouchure de la rivière et que, grâce à l’énorme chaîne dont l’avaient barrée les Lannister, ne s’y voyaient d’une rive à l’autre que flammes vertes et bateaux en feu. Son cœur s’arrêtait à nouveau, rien que d’y penser, les oreilles lui bourdonnaient encore de l’épouvantable boucan que cela faisait, le crépitement des flammes et les cris des mourants, le sifflement de la vapeur, et il sentait encore sur son visage l’horrible souffle de l’enfer vers lequel l’entraînait, inéluctablement, la rapidité du courant.
Il n’avait qu’à s’abandonner. Un rien de patience, et il irait dans un moment retrouver ses fils, il irait reposer dans la boue verte et fraîche, au creux de la baie, la face grignotée par les poissons.
Au lieu de quoi voici qu’il avala une furieuse goulée d’air et plongea à grands coups de pied vers le fond. Son unique espoir de survie consistait à passer sous la chaîne et les épaves en flammes et le grégeois qui flottait à la surface et à gagner, s’il nageait assez fort au-delà, la sécurité de la baie. Il était depuis toujours un nageur solide et, hormis le heaume perdu lors du naufrage de la Botha noire , ne s’était pas encombré ce jour-là d’acier. Contrairement à ceux que, tout en fendant l’opacité glauque, il entrevoyait, l’œil noyé, se débattre, entraînés sous l’eau par la pesanteur de la plate et la maille, et qu’il dépassait à force de jambes, tant bien que mal, et dans le droit fil du courant. Et de plonger, plonger plus bas, toujours plus bas, malgré la difficulté croissante, à chaque mouvement, de retenir son souffle. Enfin, se souvenait-il, apparut le fond, meuble et sombre, alors qu’éclatait à ses lèvres un filet de bulles et que quelque chose…, épave, naufragé, poisson ? va savoir, lui heurtait un mollet.
Le besoin d’air le disputait à la peur, à présent. Avait-il déjà dépassé la chaîne et atteint la rade ? S’il remontait sous une coque, il s’y assommerait; s’il émergeait parmi les flaques de grégeois flottant, la première bouffée d’air lui calcinerait les poumons. Il se vrilla d’un coup de reins pour scruter la surface, mais tout n’était que ténèbres, ténèbres verdâtres, et puis… – avait-il trop tourné sur lui-même ? –, et puis il ne sut plus, subitement, où était le haut, où le bas, et la panique s’empara de lui. Ses mains battirent le fond, soulevant un nuage de vase qui l’aveugla, l’étau qui lui oppressait la poitrine ne cessait de se resserrer, il griffa l’eau, rua, se démena en tous sens, pivota et, les poumons hurlant leur besoin d’air, rua, rua, totalement égaré désormais dans les flots opaques, rua, rua, rua jusqu’à ne plus pouvoir ruer, sa bouche s’ouvrit sur un cri, l’eau s’y engouffra, goût saumâtre, et Davos Mervault n’eut plus conscience que d’une chose, c’est qu’il était en train de se noyer.
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