La chaleur estivale écrasait la plaine côtière et l’air était lourd et humide. Déjà les resplendissantes fleurs des palmiers de feu commençaient à se flétrir et à se faner, et la route était jonchée de pétales, comme après une chute de neige cramoisie. La roulotte avait plusieurs fenêtres – des feuilles de peau de stick, minces et résistantes, de la meilleure qualité, parfaitement transparentes – et, dans un silence empreint d’une étrange gravité, Valentin regardait Pidruid s’estomper et disparaître dans le lointain, cette grande cite de onze millions d’âmes où il avait jonglé devant le Coronal, goûté des alcools forts et des nourritures épicées et passé une nuit de festival dans les bras de la brune Carabella.
Et maintenant la route s’ouvrait devant eux. Qui savait ce que leur réservait le voyage, qui savait quelles aventures ils allaient vivre ?
Il n’avait aucun dessein particulier et était prêt à accueillir toutes les propositions. Il brûlait seulement de jongler de nouveau, de réaliser de nouvelles prouesses techniques, de dépasser le stade de l’apprentissage et se joindre à Sleet et Carabella dans leurs numéros les plus difficiles, voire de jongler avec les Skandars eux-mêmes. Pourtant Sleet l’avait bien prévenu : seul un maître de l’art pouvait se hasarder à jongler avec eux, car leur double paire de bras leur conférait un avantage décisif et aucun humain ne pouvait espérer rivaliser avec eux. Mais Valentin avait vu Sleet et Carabella lancer avec les Skandars et, peut-être, le moment venu, pourrait-il en faire autant. Que pouvait-il demander de plus que de devenir un maître digne de jongler avec Zalzan Kavol et ses frères ?
— Tu as l’air si heureux d’un seul coup, Valentin, dit Carabella.
— C’est vrai ?
— Comme le soleil. Tu es radieux. Il y a une lumière qui ruisselle de toi.
— Ce sont mes cheveux blonds, dit-il pour se montrer complaisant. Ils te donnent cette illusion.
— Non. Non. Tu as souri tout à coup…
Il frotta une main contre les siennes.
— Je pensais à la route qui s’ouvrait devant nous. Une vie saine et libre. Parcourir Zimroel d’un bout à l’autre, nous arrêter pour jouer, apprendre de nouveaux exercices. Je veux devenir le meilleur jongleur humain de Majipoor !
— Tu as une bonne chance, fit Sleet. Tu as des dons énormes. Il ne te manque plus que l’entraînement.
— Pour cela, je compte sur Carabella et sur toi.
— Et pendant que tu pensais à la jonglerie, reprit paisiblement Carabella, moi, je pensais à toi, Valentin.
— Moi aussi, je pensais à toi, souffla-t-il, confus. Mais j’avais honte de le dire à voix haute.
La roulotte avait atteint la route en lacet de la falaise qui montait jusqu’au vaste plateau. Elle s’élevait lentement. À certains endroits elle formait des angles si aigus que la roulotte pouvait à peine prendre le virage, mais Zalzan Kavol était aussi brillant conducteur que jongleur et il réussit à prendre tous les lacets sans encombre. Ils atteignirent bientôt le sommet de la falaise. En contrebas, la ville de Pidruid ressemblait à une carte d’elle-même, aplatie et ramassée, enserrant les échancrures de la côte. À cette hauteur l’air était plus sec mais guère plus frais et, en cette fin d’après-midi, le soleil dardait des rayons de feu et il n’y avait aucun moyen d’échapper à cette chaleur desséchante avant qu’il ne commence à se coucher.
Ils firent halte pour la nuit dans un village poussiéreux du plateau, sur la route de Falkynkip. Pendant la nuit, Valentin, couché sur une paillasse rugueuse, fit de nouveau un rêve anxieux. Une fois de plus il évoluait au milieu des Puissances de Majipoor. Dans un vaste hall dallé de pierre où se répercutait l’écho, le Pontife trônait à une extrémité et le Coronal à l’autre. Percé dans le plafond, un œil de lumière terrifiant, semblable à un petit soleil, projetait un impitoyable éclat blanc. Valentin était porteur d’un message de la Dame de l’Ile, mais il ne savait pas s’il devait le remettre au Pontife ou au Coronal, et dès qu’il se dirigeait vers l’une des Puissances, elle se retirait à l’infini à son approche. Toute la nuit se passa en aller et retour épuisants sur le sol glacé et glissant, à tendre des mains suppliantes vers l’une ou l’autre des Puissances qui, à chaque fois s’évanouissaient.
La nuit suivante, dans une ville des faubourgs de Falkynkip, il rêva encore du Pontife et du Coronal. Ce fut un rêve nébuleux, et Valentin n’en eut pas d’autres souvenirs que de vagues impressions de personae-majestueux et effrayants, d’assemblées énormes pompeuses et d’une impossibilité de communiquer. Il s’éveilla avec un sentiment de malaise profond et douloureux. Il recevait de toute évidence des rêves de la plus haute importance, mais il était impuissant à les interpréter.
— Les Puissances t’obsèdent et refusent de te laisser en repos, lui dit Carabella, le matin venu. On dirait que tu es uni à elles par des liens indissolubles. Ce n’est pas naturel de rêver si fréquemment de personnages aussi importants. Je suis sûre qu’il s’agit de messages.
— Dans la chaleur de la journée, fit Valentin en hochant la tête, je m’imagine sentir les mains froides du Roi des Rêves qui me pressent les tempes. Et quand je forme les yeux, je sens ses doigts s’insinuer dans mon âme.
Carabella lui jeta un regard rempli d’inquiétude.
— Es-tu sûr que ces messages proviennent du Roi des Rêves ?
— Non, je ne peux pas en être sûr. Mais je pense…
— Peut-être la Dame…
— La Dame envoie des rêves plus cléments, plus doux, enfin je crois, reprit Valentin. Je crains fort qu’il ne s’agisse de messages du Roi. Mais que me veut-il ? Quel crime ai-je commis ?
— Valentin, va voir un interprète des rêves à Falkynkip, comme tu l’as promis, fit-elle, le visage sombre.
— Oui, je vais en chercher un.
— Puis-je faire une recommandation ? demanda Autifon Deliamber, se joignant inopinément à la conversation.
Valentin n’avait pas vu approcher le petit Vroon rabougri. Il baissa sur lui un regard étonné.
— Pardon, fit le petit magicien d’un ton désinvolte. Je me suis trouvé à entendre votre conversation. Vous pensez être troublé par des messages ?
— Je ne vois pas ce que cela pourrait être d’autre.
— En êtes-vous certain ?
— Je ne peux être certain de rien. Pas même de mon nom, ni du vôtre, ni du jour de la semaine.
— Les messages sont rarement ambigus. Quand le Roi ou la Dame s’adressent à nous, nous le savons sans l’ombre d’un doute, dit Deliamber.
— J’ai l’esprit embrumé en ce moment, fit Valentin en secouant la tête. Je n’ai plus aucune certitude. Mais ces rêves me tourmentent et il me faut trouver des réponses, même si j’ai de la peine à formuler les questions.
Le Vroon se pencha pour prendre la main de Valentin avec un de ses délicats tentacules aux ramifications embrouillées.
— Faites-moi confiance. Votre esprit est peut-être brumeux, mais pas le mien, et je vous vois très distinctement. Mon nom est Deliamber, le vôtre est Valentin, et nous sommes aujourd’hui le cinquième jour de la neuvième semaine d’été, et à Falkynkip, vous trouverez l’interprète des rêves Tisana, qui est mon amie et mon alliée et qui vous aidera à trouver votre voie. Allez la voir et donnez-lui mes salutations et toute mon affection. Le temps est venu pour vous de commencer à vous remettre du malheur qui vous est arrivé.
— Un malheur ? Un malheur ? Quel malheur ?
— Allez consulter Tisana, répéta le Vroon d’une voix ferme.
Valentin se mit à la recherche de Zalzan Kavol qu’il trouva en conversation avec quelqu’un du village. Quand le Skandar eut terminé, il se tourna vers Valentin qui lui dit :
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