Alors, ce matin-là, Ged remplit une outre de peau de phoque d’eau tirée du puits et, puisqu’il ne pouvait remercier les malheureux pour leur feu et leurs vivres, puisqu’il n’avait aucun présent à offrir à la vieille femme comme il l’eût souhaité, il fit ce qu’il put et jeta un sort sur la source salée et insalubre. L’eau jaillit subitement au milieu du sable, aussi claire et douce que celle d’une source de montagne sur les hauteurs de Gont, et jamais le jet ne retomba. À cause de cela, ce lieu de dunes et de rochers figure à présent sur les cartes et porte un nom ; les marins l’appellent l’île de la Source. Mais la hutte a disparu, et les tempêtes hivernales n’ont laissé aucune trace des deux êtres qui y ont passé toute leur vie et sont morts dans la solitude.
Comme s’ils craignaient de regarder, ils demeurèrent blottis dans la hutte lorsque Ged monta à bord de sa barque, à la pointe de sable, au sud de l’île. Il laissa le vent du monde, qui soufflait vigoureusement du nord, gonfler sa voile tissée de sorts, et fila aussitôt sur les flots.
Cette quête qui entraînait Ged par les mers était une bien curieuse chose ; car, comme il le savait fort bien, il était un chasseur qui ignorait quelle était la chose qu’il chassait, un chasseur qui ignorait où pouvait se trouver cette chose, dans tout Terremer. Il devait la chasser en se fiant à ses estimations, à ses pressentiments, à la chance, tout comme lui-même avait été pourchassé. Chacun était aveugle par rapport à l’autre. Ged était aussi dérouté par les ombres impalpables que l’ombre l’était par la lumière du jour et les choses solides. Ged n’avait qu’une unique certitude : il était bel et bien à présent le chasseur, et non plus la proie. Car l’ombre, après l’avoir attiré vers les récifs, eût pu l’avoir constamment à sa merci tandis qu’il gisait à demi mort sur le rivage, ainsi que lorsqu’il s’était avancé à l’aveuglette dans les dunes, au cœur de la tempête, en pleine nuit. Mais elle n’avait pas attendu cette occasion. Elle l’avait attiré dans un piège et s’était aussitôt enfuie, n’osant l’affronter maintenant. En cela Ged vit qu’Ogion ne s’était pas trompé : aussi longtemps qu’il lui faisait face, l’ombre ne pouvait prendre son pouvoir et sa force. Il devait donc demeurer tourné vers elle et suivre ses traces. Mais la piste était froide, à travers toutes ces vastes mers, et il n’avait absolument rien pour le guider, rien d’autre que la chance qui faisait souffler au sud le vent du monde et une sorte de pressentiment qui lui soufflait que l’est ou le sud était la bonne route.
Avant la tombée de la nuit, il aperçut bien loin sur sa gauche le long rivage imprécis d’un grand pays, qui devait être Karego-At. Il se trouvait dans les eaux empruntées par ce peuple barbare. Il se tint aux aguets, prêt à déceler le premier long-vaisseau ou la première galère kargue ; tandis qu’il naviguait dans le crépuscule embrasé, il se rappela le terrible matin de son enfance, au village de Dix-Aulnes, avec les guerriers et leurs plumes, le feu, le brouillard. Et, songeant à ce jour-là, il comprit tout de suite, avec un pincement au cœur, que l’ombre pour se jouer de lui s’était servie de son propre stratagème. En pleine mer, elle avait répandu autour de lui le brouillard, comme si elle avait été le chercher dans son propre passé, pour le rendre aveugle devant le danger, le tromper et le mener à la mort.
Il garda le cap au sud-est, et le lointain rivage disparut lorsque la nuit engloutit la frange orientale du monde. Le creux des vagues était empli de ténèbres, tandis que la crête brillait encore du reflet rougeoyant de l’ouest. Ged chanta à haute voix la Chanson de l’Hiver, et les chants de la Geste du Jeune Roi dont il se souvenait, car ce sont ceux que l’on chante à la Fête du Retour du Soleil. Sa voix était claire, mais elle n’avait aucune portée dans le vaste silence de la mer. L’obscurité vint rapidement, et avec elle les étoiles de l’hiver.
Il ne cessa de veiller durant cette nuit-là, la plus longue de l’année. Il regarda les étoiles se lever à sa gauche, passer au-dessus de lui et sombrer dans les eaux noires, sur sa droite, tandis que le long vent de l’hiver le portait vers le sud sur des flots invisibles. Il ne put trouver le sommeil que de temps à autre, quelques minutes durant, et chaque fois il se réveilla brutalement. Son bateau, en vérité, n’était pas un bateau, mais une chose principalement composée de charme et de sorcellerie, le reste n’étant que planches et vieux bois qui, s’il laissait tomber les sorts liants et formants qui les maintenaient, ne tarderaient pas à s’éparpiller et à dériver comme une petite épave flottante. De même la voile, tissée de magie et d’air, ne tiendrait pas longtemps contre le vent s’il s’endormait ; elle deviendrait elle-même une bouffée de brise. Les sorts de Ged étaient puissants et efficaces, mais lorsque la matière sur laquelle s’exercent de tels sorts est peu abondante, le pouvoir qui les maintient doit être constamment renouvelé : voici pourquoi Ged ne dormit pas cette nuit-là. Eût-il pris la forme d’un faucon ou d’un dauphin, il eût voyagé plus aisément et plus vite, mais Ogion lui avait déconseillé de changer de forme, et il savait la valeur des conseils d’Ogion. Il navigua donc en direction du sud, sous les étoiles qui passaient à l’ouest, et la longue nuit s’écoula lentement jusqu’à ce que le premier jour de l’an vînt illuminer la mer tout entière.
Peu après le lever du soleil, Ged aperçut la terre, au loin devant lui, mais il progressait peu. À l’aube, le vent du monde était tombé. Aussi poussa-t-il dans sa voile un léger vent de mage pour approcher de ce rivage. Dès qu’il avait aperçu cette terre au loin, la peur s’était de nouveau emparée de lui, cette terrible peur qui l’incitait à se détourner, à fuir aussi vite que possible. Mais il suivait à présent cette peur comme le chasseur suit les larges empreintes griffues de l’ours qui, à tout instant, peut surgir d’un fourré et se jeter sur lui. Car l’ombre était proche maintenant : il le savait.
C’était une contrée d’apparence bien étrange qui émergeait peu à peu de la mer tandis qu’il s’en rapprochait. Ce qui, de loin, lui avait semblé n’être qu’une seule et abrupte muraille était en fait divisé en plusieurs parties aux arêtes vives, formant peut-être des îles distinctes entre lesquelles la mer pénétrait par des goulets et des canaux. À Roke, Ged s’était longtemps plongé dans l’étude des plans et des cartes, dans la Tour du Maître Nommeur, mais il y était généralement question de l’Archipel et des mers intérieures. À présent, il se trouvait au Lointain Est, et il ignorait quelle pouvait être cette île. Mais il n’avait guère le loisir d’y songer longuement, car c’était la peur qui se trouvait sur son chemin, qui se dissimulait ou qui le guettait quelque part sur les pentes ou dans les forêts de l’île ; et, sans hésitation, sur cette peur il mit le cap.
Les noires falaises hérissées de forêts dominaient la petite barque de toute leur menaçante hauteur, et l’embrun des vagues qui se fracassaient sur les pointes rocheuses venait déjà fouetter la voile gonflée par le vent de mage. Ged engagea son embarcation entre deux grands promontoires et pénétra dans un chenal guère plus large que deux galères qui s’enfonçait profondément à l’intérieur de l’île. Prisonnière de cet étroit passage, la mer s’attaquait sans relâche aux parois escarpées. Il n’y avait aucune plage, car les falaises plongeaient droit dans les flots, qu’elles noircissaient par le froid reflet de leurs hauteurs. Le silence régnait, et il n’y avait pas le moindre souffle de vent.
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