Tout paraissait calme et paisible dans l’étroite gorge. Puis je vis au loin mon destrier bouger, et, pendant un bref instant, sa tête pleine de fierté, les oreilles dressées et tournées vers l’avant, apparut dans la lumière. Je conclus alors que ce que je venais d’entendre n’était rien d’autre que le fer de son sabot sonnant contre un rocher, le fait d’être attaché très court le rendant nerveux. Je me glissai dans l’entrée obscure d’un seul rétablissement, geste qui, comme je l’appris plus tard, me sauva la vie.
Un homme de bon sens, sachant comme c’était mon cas qu’il allait lui falloir pénétrer dans un endroit semblable, se serait muni d’une lanterne et d’une bonne réserve de bougies. Mais j’avais été mis hors de moi à l’idée que Thècle était encore vivante, et je n’avais rien pour m’éclairer. C’est pourquoi je dus m’avancer à tâtons dans l’obscurité, et, au bout de l’équivalent d’une douzaine de pas, il n’y avait plus le moindre reflet de lune pour me guider. J’étais en train de patauger dans le courant et me remis à marcher comme lorsque j’avais tiré le destrier derrière moi. J’avais jeté Terminus Est sur mon épaule gauche, sans craindre d’en mouiller l’extrémité, car le plafond était tellement bas qu’il me fallait marcher plié en deux. J’avançai ainsi longtemps, redoutant constamment de m’être trompé et que Thècle ne m’attende en vain en un autre endroit.
Je finis par m’habituer tellement à la chanson de l’eau glacée que, si on me l’avait demandé, j’aurais répondu être en train de marcher en silence ; mais ce n’était pas le cas, et lorsque, tout d’un coup, mon étroit tunnel laissa la place à une vaste salle tout aussi obscure, je le sus immédiatement par le changement de timbre de la musique du courant. Je fis un pas, puis un autre, et relevai prudemment la tête ; mais il n’y avait aucune pierre rugueuse à laquelle se cogner. Je tendis un bras en hauteur : rien. Saisissant Terminus Est par son pommeau d’onyx, je l’agitai dans tous les sens, encore sous la protection de son fourreau : toujours rien.
Je fis alors quelque chose que vous, qui lisez ces mémoires, ne manquerez pas de trouver ridicule, même si vous n’avez pas oublié l’avertissement que j’avais reçu, disant que des gardes risquaient de se trouver dans la mine, mais qu’ils étaient au courant et ne me feraient pas de mal. J’appelai Thècle par son nom.
L’écho seul me répondit : « Thècle… Thècle… Thècle…»
À nouveau, tout fut silencieux.
Je me souvins m’être alors dit qu’il me fallait suivre le cours d’eau jusqu’à ce que je trouve le point où il sourdait du rocher, ce que je n’avais pas encore fait. Mais peut-être empruntait-il plusieurs galeries différentes, tout comme il passait par différentes combes à l’extérieur. Je repris ma marche en pataugeant, tâtant mon chemin du pied à chaque pas, de crainte de tomber inopinément.
Au bout de cinq enjambées à peine, j’entendis quelque chose, un bruit encore lointain mais distinct, que ne masquait pas le murmure de l’eau coulant ici plus paresseusement. Cinq enjambées de plus, et je vis de la lumière.
Il ne s’agissait pas du reflet émeraude qui nous provient des légendaires forêts de la lune, non plus que d’une lumière que des gardes pussent transporter – la flamme écarlate d’une torche, le rayonnement doré d’une chandelle, ou encore le faisceau blanc éclatant que j’avais eu parfois l’occasion d’apercevoir, lorsque, de nuit, les atmoptères de l’Autarque survolaient la Citadelle – non ; on aurait plutôt dit une brume lumineuse, donnant l’impression d’être incolore à certains moments, et d’un vert jaunâtre sale à d’autres. Il était impossible d’évaluer la distance à laquelle elle se trouvait, et elle semblait ne pas avoir de forme. Elle me parut clignoter pendant un moment, et moi, toujours pataugeant dans le lit du ruisseau, je me précipitai dans sa direction. Une deuxième lumière apparut alors à côté de la première.
Il m’est encore difficile de me concentrer sur les événements qui se produisirent au cours des minutes suivantes. Peut-être chacun a-t-il, dans son subconscient, certains moments d’horreur bien cachés, tout comme il en existe dans les oubliettes aux plus profonds niveaux habités, où sont détenus ceux qui ont depuis longtemps perdu la raison, ou dont la forme de conscience a perdu toute humanité. Comme eux, ces souvenirs hurlent et frappent les murs de leurs chaînes, mais il est bien rare qu’on les laisse remonter à la lumière.
Ce que j’ai vécu sous cette colline est resté en moi, comme ces pauvres âmes au fond de la tour : c’est quelque chose que j’ai tenté d’enfermer dans les replis les plus lointains de mon cerveau, mais dont je prends conscience de temps en temps. (Il y a peu, alors que le Samrhou se trouvait encore dans l’embouchure du Gyoll, je regardai, de nuit, par-dessus le plat-bord ; et chaque rame qui plongeait dans l’eau me parut être un foyer de phosphorescence. Pendant un instant, je m’imaginai que les êtres de dessous la colline étaient enfin venus me chercher. Ils sont à mes ordres, désormais, mais cette pensée ne me réconforte guère.)
Donc, une deuxième lumière vint rejoindre la première, puis une troisième et une quatrième ; je continuai d’avancer. Il y en eut bientôt beaucoup trop pour pouvoir les compter, mais, ignorant tout de leur nature, leur vue me rassurait et m’encourageait, il faut l’avouer. J’imaginai que chacune d’entre elles était l’extrémité d’une torche d’un genre qui m’était inconnu, tenue par l’un des gardes mentionnés dans la lettre. Ayant encore avancé d’une douzaine de pas, je vis les différents points lumineux s’organiser en un schéma, et que ce schéma affectait la forme d’une pointe de lance ou de flèche tournée dans ma direction. J’entendis alors, bien que faiblement, un grondement semblable à celui que nous avions coutume d’entendre monter de la tour de l’Ours, au moment où l’on nourrissait les bêtes. J’ai la conviction qu’à cet instant-là, j’aurais encore eu le temps de m’échapper, si j’avais fait immédiatement demi-tour et pris la fuite.
Mais je n’en fis rien. Le grondement s’amplifia – mais il n’avait rien à voir avec des cris d’animaux, ni avec les hurlements d’une foule déchaînée. Je vis que les points lumineux n’étaient pas sans formes, comme je l’avais tout d’abord cru. Ils ressemblaient plutôt à cette figure ornementale qu’en art on appelle une étoile – une étoile dotée de cinq pointes inégales.
Ce n’est qu’à ce moment-là que je m’arrêtai, mais il était déjà bien trop tard.
La lumière équivoque et sans nuance précise venait d’augmenter suffisamment pour me permettre de distinguer les ombres des formes encore imprécises qui m’entouraient. De chaque côté s’élevaient des éléments massifs aux angles droits, suggérant indéniablement un travail humain : j’eus l’impression de me trouver au milieu d’une ville enterrée qui ne se serait pas écroulée sous le poids de la terre qui la recouvrait ; j’imaginai que c’était de là que les mineurs de Saltus exhumaient leurs trésors. Entre ces formes massives se dressaient des piliers trapus, disposés dans cet ordre irrégulier qu’ont en général les piles de bois de chauffage – chaque bûche dépasse tout en étant intégrée à l’ensemble. Cependant ces piliers luisaient doucement, renvoyant la lumière de feu follet des étoiles mouvantes, qui devenait ainsi moins sinistre ou en tout cas plus belle.
Je me demandai un moment ce qu’étaient ces piliers ; puis, regardant à nouveau les lumières en étoile, je les vis réellement pour la première fois. Vous est-il arrivé d’avancer péniblement de nuit vers ce qui vous a semblé être la fenêtre d’une petite maison, pour découvrir qu’il s’agissait en fait du feu d’alarme d’une énorme forteresse ? Ou d’escalader une paroi, de glisser et de vous raccrocher de justesse pour vous apercevoir seulement à cet instant que vous risquiez une chute cent fois plus grande que ce que vous aviez cru ? Si oui, vous pourrez avoir une idée de ce que j’ai éprouvé. Les étoiles n’étaient pas des étincelles de lumière, mais des formes vaguement humaines, ne me paraissant petites que parce que la caverne dans laquelle je me trouvais était bien plus vaste que tout ce que j’aurais pu imaginer dans un endroit pareil. Quant aux hommes, ils ne me parurent pas tout à fait humains ; ils avaient les épaules plus larges et le corps plus tordu que nous. Ils se précipitaient sur moi. Le grondement que j’avais entendu sortait de leur gorge.
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