Je me tournai pour regarder l’Ascien. De toute évidence, il nous écoutait attentivement ; mais à part cela, je n’aurais su dire ce que son expression signifiait. « Ceux qui écrivent les textes approuvés, lui dis-je, ne peuvent eux-mêmes citer dans leurs écrits des textes déjà approuvés. Par conséquent, même un texte approuvé peut contenir des éléments pervers.
— La Pensée Correcte est la pensée du peuple. Le peuple ne peut trahir ni le peuple, ni le groupe des Dix-sept. »
Foïla me lança vivement : « N’insultez pas le peuple, ni le groupe des Dix-sept. Il pourrait tenter de se tuer. Ils le font parfois.
— Redeviendra-t-il jamais normal ?
— J’ai entendu dire que certains d’entre eux finissent par parler plus ou moins comme nous le faisons, si c’est ce que vous avez voulu dire. »
Je ne trouvai rien à répondre à cela, et nous restâmes silencieux un moment. Je découvris qu’il y avait de longues périodes de calme dans un endroit comme le lazaret, où tout le monde ou presque est malade. Nous savions que nous devions, veille après veille, rester inoccupés ; que, si nous ne disions pas sur le moment ce que nous avions envie de dire, l’occasion se présenterait à nouveau un peu plus tard, l’après-midi ou le lendemain matin. Et, de fait, quiconque se serait exprimé comme parlent les gens bien portants – après un repas, par exemple – nous aurait paru insupportable.
Les propos qui venaient d’être tenus avaient tourné mes pensées vers le septentrion, et je me rendis compte que j’en ignorais presque tout. À l’époque où je n’étais qu’un petit garçon, chargé de frotter les planchers et de faire les commissions dans la Citadelle, la guerre elle-même me paraissait quelque chose d’infiniment éloigné. Je savais que la plupart des servants des principales pièces d’artillerie que nous possédions y avaient participé, mais je le savais au même titre que je savais que la lumière qui éclairait mes mains provenait du soleil. J’étais destiné à devenir bourreau ; en tant que tel je n’aurais aucune raison d’être enrôlé dans l’armée, ni même aucune raison de redouter d’être engagé de force. Je n’aurais jamais imaginé voir la guerre aux portes mêmes de Nessus (portes qui me paraissaient d’ailleurs quasiment légendaires), ni jamais songé à quitter la ville, ou même le quartier de la ville dans lequel se trouvait la Citadelle.
Le Nord, l’Ascie, me semblait donc inconcevablement éloigné, un endroit aussi lointain que la plus lointaine galaxie, l’un et l’autre se trouvant pour toujours hors de ma portée. Psychologiquement, le septentrion se confondait pour moi avec la ceinture de végétation tropicale moribonde qui s’étendait entre le territoire des Asciens et le nôtre, alors que si maître Palémon m’avait posé la question, j’aurais su les distinguer sans difficulté.
Mais de ce qu’était l’Ascie elle-même je n’avais aucune idée. J’ignorais s’il s’y trouvait ou non des grandes villes, si l’on y voyait des montagnes comme dans les parties orientales et septentrionales de notre empire, et des plaines comme dans nos pampas. J’avais l’impression (rien ne prouvait que je ne me trompais pas) qu’il s’agissait d’un bloc continental, et non d’une série d’îles et d’archipels comme nous en avions dans le Sud ; et, plus que tout, l’impression qu’y vivait un peuple innombrable – ce peuple dont parlait tant notre Ascien –, un essaim inépuisable devenu en lui-même une entité nouvelle, comme le sont les colonies de fourmis. Imaginer ces millions et ces millions de gens privés de langage, ou réduits à s’exprimer par sentences toutes faites, comme des perroquets, et par des aphorismes dont le sens originel devait s’être perdu depuis fort longtemps, était insupportable. Parlant plutôt pour moi-même, je murmurai : « Il doit certainement s’agir d’un stratagème, d’un mensonge, ou d’une erreur. Une telle nation ne peut exister. »
C’est alors que l’Ascien, parlant aussi bas que moi, sinon davantage, répondit : « Comment faire pour que l’État soit le plus fort possible ? Pour qu’il soit le plus fort possible, il faut qu’il soit sans conflit. Comment faire pour qu’il soit sans conflit ? Pour qu’il n’y ait pas conflit, il faut qu’il n’y ait pas désaccord. Comment supprimer les désaccords ? En supprimant les quatre causes de désaccord : le mensonge, les paroles insensées, les propos de vantardise et les discours qui ne font que pousser aux querelles. Comment supprimer les quatre causes de désaccord ? En ne parlant que le langage de la Pensée Correcte. C’est alors que l’État sera sans désaccord. Étant sans désaccord, il sera sans conflit. Étant sans conflit, l’État sera alors puissant, vigoureux et sûr. »
Je venais d’avoir une réponse et elle était double.
6
Milès, Méliton, Foïla et Hallvard
Ce soir-là, je devins victime d’une frayeur que mon esprit, jusqu’ici, avait réussi à me masquer. J’avais beau ne pas avoir aperçu un seul des monstres ramenés par Héthor d’au-delà des étoiles, depuis qu’avec le petit Sévérian je m’étais échappé du village des sorciers, je n’avais pas oublié que le vieux marin était toujours à mes trousses. Je n’avais guère craint de le voir me rattraper tant que j’avais voyagé dans des zones désertiques ou sur les eaux du lac Diuturna. Mais je me trouvais maintenant immobilisé, et prisonnier d’une grande faiblesse physique ; car, en dépit de la nourriture que j’avais prise, je me sentais plus faible que lorsque je mourais de faim dans les montagnes.
En plus, je redoutais Aghia presque davantage que son compère avec ses salamandres, ses noctules et ses limaces. Je n’ignorais rien de son courage, de sa rouerie, de sa méchanceté. Elle aurait pu être n’importe laquelle des pèlerines, emmitouflée dans la grande robe rouge à capuchon, se déplaçant entre les couchettes, et je l’imaginais, cachant une dague empoisonnée dans sa manche. Je dormis mal cette nuit-là ; je rêvai beaucoup, mais mes songes restèrent confus, et je ne tenterai pas de les rapporter ici.
Je m’éveillai, me sentant rien moins que reposé. La fièvre, dont j’avais à peine conscience en arrivant au lazaret, et qui avait paru disparaître la veille, reprit de plus belle. J’en sentais la chaleur dans tous mes membres ; j’avais l’impression que je devais rayonner et que j’aurais été capable de faire fondre les glaciers du Sud en me promenant parmi eux. Je m’emparai de la Griffe et la serrai dans mon poing, puis la glissai dans ma bouche pendant un certain temps. La fièvre retomba, mais elle me laissa épuisé et pris de vertiges.
Le soldat vint me rendre visite ce matin-là. À la place de son armure, il portait une longue robe blanche que lui avaient donnée les pèlerines, mais il avait l’air d’avoir complètement récupéré, et il me dit espérer pouvoir partir le lendemain. Je lui répondis que j’aimerais le présenter aux amis que je venais de me faire dans cette partie du lazaret, et lui demandai s’il se souvenait de son nom.
Il secoua la tête. « Je ne me rappelle que très peu de chose. J’espère que lorsque je rejoindrai l’armée, je finirai par tomber sur quelqu’un m’ayant connu. »
Je le présentai quand même aux autres, le baptisant Milès[Miles: soldat, en latin.], faute de mieux. Je ne connaissais pas non plus le nom de l’Ascien, et découvris que tout le monde l’ignorait, même Foïla. Lorsque nous le lui demandâmes, il se contenta de répondre : « Je suis fidèle au groupe des Dix-sept. »
Pendant un moment, Foïla, Méliton, le soldat et moi-même bavardâmes entre nous ; Méliton eut l’air d’apprécier Milès peut-être simplement à cause de la vague ressemblance qui existait entre son nom et celui que j’avais inventé. Puis Milès m’aida à m’asseoir sur le lit et, baissant la voix, me dit : « Il faut maintenant que je te parle en privé. Comme je te l’ai dit, je pense pouvoir partir d’ici dès demain matin. Mais d’après ce que je vois, tu en as encore pour plusieurs jours, peut-être même pour deux semaines. Il se peut que je ne te revoie jamais.
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