Tout au long de ma vie, j’ai eu bien trop tendance à abandonner sans scrupule des femmes qui pouvaient prétendre à davantage de loyauté de ma part : Thécle, bien sûr, jusqu’à ce qu’il fût trop tard pour faire autre chose qu’adoucir sa fin ; et après Thécle, Dorcas, Pia, Daria, et enfin Valéria. Sur ce vaste vaisseau, je semblais prêt à en faire autant une fois de plus, et je me résolus à lutter contre cette tentation. Je chercherais Gunnie, je la trouverais où qu’elle fût, et je la prendrais dans ma suite jusqu’à ce que nous ayons regagné Teur où elle pourrait retourner, si elle le voulait, à son village de pêcheurs et auprès des siens.
Ainsi déterminé j’avançais à grand pas, et ma jambe nouvellement rétablie me permettait de marcher au moins aussi rapidement que le jour où je m’étais engagé sur la Voie d’Eau qui longe Gyoll ; mais mes pensées ne tournaient pas seulement autour de Gunnie. J’avais conscience de la nécessité de prendre en note les détails de mon environnement et de la direction suivie, car rien n’aurait été plus facile que de se perdre sur cet immense vaisseau, comme cela m’était arrivé à plusieurs reprises lors du voyage à Yesod. J’avais également conscience d’autre chose, d’un point de lumière brillante qui paraissait infiniment loin, et cependant immédiat.
Que l’on me permette d’avouer ici que je le confondis même avec le globe d’obscurité qui s’était transformé en un disque de lumière lorsque Gunnie et moi étions passés au travers. Certes, il est impossible que la Fontaine Blanche qui a sauvé et détruit Teur, que le geyser rugissant qui recrache des gaz bruts venus de nulle part, soit le portail que nous franchîmes.
En vérité, j’ai toujours trouvé cela impossible dans la journée, étant occupé de ce monde qui aurait péri sans le Nouveau Soleil ; mais parfois, je me pose la question. Ne se peut-il que Yesod, vu de notre univers, ne soit aussi différent du Yesod vu de l’intérieur qu’un homme vu de l’extérieur est aussi différent de l’image qu’il a de lui-même ? Il m’arrive souvent de faire preuve de folie et parfois de faiblesse ; je suis seul et effrayé, et trop enclin à la passivité de ma bonne nature et trop prêt comme je l’ai dit, à abandonner mes plus proches amis pour me lancer à la poursuite d’un idéal. Et cependant, j’en ai terrifié des millions.
Ne se peut-il qu’en fin de compte la Fontaine Blanche soit la fenêtre qui donne sur Yesod ?
La coursive tournait d’un côté et de l’autre ; et, comme je l’avais déjà observé auparavant, je remarquai que si elle m’avait paru quelconque à hauteur de la suite et de ses environs immédiats, la partie qui s’étendait devant moi et celle qui s’étendait derrière devenaient de plus en plus étranges sous mes yeux, pleines de brumes et de lumières mystérieuses.
Finalement il me vint à l’esprit que le vaisseau se transformait pour moi au fur et à mesure que je passais et redevenait ce qu’il était pour son propre usage une fois que je m’étais éloigné, de même qu’une mère se consacre à son enfant quand celui-ci est présent, employant les mots les plus simples et jouant aux jeux les plus enfantins, mais peut écrire une épopée ou divertir un amant à un autre moment.
Le vaisseau n’était-il pas, en fait, une entité vivante ? Qu’une telle chose fût possible, je n’en doutais pas ; mais je n’avais guère rencontré d’éléments qui le laissaient supposer, et dans ce cas, pourquoi aurait-il eu besoin d’un équipage ? Les manœuvres auraient été plus faciles à accomplir, et ce que Tzadkiel avait dit la veille (reconnaissant que le temps pendant lequel j’avais dormi avait été la nuit) suggérait un mécanisme plus simple. Si l’on pouvait pénétrer dans le tableau d’une simple pression du pied sur le dossier du siège, n’était-il pas possible que la lumière de ma chambre s’éteignît graduellement une fois que la pression de mes pieds ne se faisait plus sentir sur le sol ? Que ces coursives prométhéennes prissent des formes différentes sous mes pas ? Je résolus d’utiliser ma jambe guérie pour en avoir le cœur net.
Sur Teur, je n’aurais pu le faire ; mais sur Teur, un vaisseau de cette taille se serait écroulé sous son propre poids. En revanche, ici, où j’avais déjà été capable de courir et même de sauter, j’étais maintenant en mesure de filer plus vite que le vent. Je fonçai ; en atteignant le tournant suivant, je bondis et me poussai du pied contre la paroi, ce qui me propulsa dans la coursive à la façon dont je m’étais déplacé dans le gréement.
Instantanément, je quittai les lieux que je connaissais et me retrouvai au milieu d’angles surnaturels et de mécanismes fantomatiques, où des lumières bleu-vert filaient comme des comètes et où les passages se tordaient comme des intestins de lombrics. Mes pieds en frappèrent la surface, mais pas d’une bonne foulée ; ils étaient engourdis, et mes jambes comme les membres d’une marionnette une fois que le rideau est retombé. Je me retrouvai en train de culbuter dans la coursive, qui se réduisit à un point douloureusement lumineux allant en diminuant dans un champ de ténèbres absolues.
CHAPITRE XXVI
Gunnie et Burgundofara
Je crus tout d’abord que ma vision se brouillait. Je clignai des yeux, clignai encore ; mais les visages, tellement semblables, refusaient de ne redevenir qu’un. Je voulus parler.
« Tout va bien », me dit Gunnie. La femme la plus jeune, qui me semblait maintenant plutôt une sœur cadette qu’une jumelle, glissa une main sous ma tête et porta une tasse à mes lèvres.
Ma bouche était remplie de la poussière de la mort. Je bus l’eau avidement, la faisant rouler dans la bouche avant de l’avaler, sentant les tissus reprendre vie.
« Que s’est-il passé ? me demanda Gunnie.
— Le vaisseau change de forme. »
Les deux femmes acquiescèrent, mais sans comprendre.
« Il change pour s’accorder à nous, partout où nous allons. J’ai couru trop vite, ou bien je n’ai pas suffisamment touché le sol. » J’essayai de m’asseoir et y réussis, à mon propre étonnement. « Je suis arrivé à un endroit où il n’y avait aucun air ; simplement un gaz qui n’était pas de l’air, je crois. Peut-être un mélange pour des gens d’un autre monde, ou pour personne. Je ne sais pas.
— Peux-tu tenir debout ? » me demanda Gunnie.
J’acquiesçai ; mais si on s’était trouvé sur Teur, je serais tombé en essayant. Même sur ce vaisseau, où les chutes sont si lentes, les deux femmes durent me soulever et me soutenir comme si j’étais ivre mort. Elles étaient toutes les deux de la même taille (autrement dit presque aussi grandes que moi) avec de grands yeux sombres et des visages agréables piqués de taches de rousseur sous une chevelure noire.
« Tu es Gunnie, marmonnai-je à l’intention de Gunnie.
— Nous le sommes toutes les deux, me corrigea la plus jeune. Je me suis engagée lors du dernier voyage. Elle est ici depuis beaucoup plus longtemps, je crois.
— J’ai fait beaucoup de ces voyages, confirma Gunnie. Dans le temps, c’est pour l’éternité, mais moins que rien. Le temps n’est pas ici celui avec lequel tu as grandi sur Teur, Burgundofata.
— Attendez, protestai-je. Il faut que je réfléchisse. Est-ce qu’il n’y a pas un endroit où se reposer par ici ? »
La jeune femme fit un geste en direction d’une arche qui s’ouvrait dans la pénombre. « Nous étions là. » À travers l’arche, j’aperçus de l’eau qui cascadait et de nombreux sièges rembourrés.
Gunnie hésita, puis m’aida à m’y rendre.
De grands masques ornaient les parois élevées. Des larmes d’eau coulaient lentement de leurs yeux pour aller remplir des bassins calmes, sur le bord desquels étaient posées des tasses semblables à celle dans laquelle la plus jeune femme m’avait fait boire. Il y avait dans le coin opposé de la salle une écoutille inclinée ; à sa forme, je compris qu’elle donnait sur un pont.
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