Gunnie et les matelots restants reculèrent de frayeur devant ce spectacle, et les hiérodules durent se fâcher et même les pousser pour leur faire franchir le seuil ; pour ma part, j’avançai volontiers, croyant reconnaître là, après ces années passées sur le Trône du Phénix, les pompes et l’apparat avec lesquels nous autres, souverains, intimidons le peuple pauvre et ignorant.
La porte se referma bruyamment derrière nous. J’attirai Gunnie vers moi et lui dis du mieux que je pus qu’il n’y avait rien à craindre, ou du moins que je croyais qu’il en était ainsi, et que si jamais quelque danger se présentait, je ferais tout ce qui serait en mon pouvoir pour la protéger. Le marin qui nous avait lancé la ligne (l’un de ceux qui étaient restés avec nous) m’entendit et remarqua : « La plupart de ceux qui entrent ici n’en ressortent pas. Ce sont les quartiers du capitaine. »
Lui-même ne semblait pas effrayé pour autant, et je lui en fis l’observation.
« Je suis le mouvement, moi. Un homme ne doit pas oublier que la plupart de ceux qui sont envoyés ici le sont pour être punis. Une ou deux fois, elle a fait l’éloge d’un homme ici, au lieu de le faire devant ses camarades. Ils sont revenus, je crois. Ne rien avoir à cacher fait plus que du vin brûlé pour rendre un homme courageux, vous verrez. Comme ça, il peut suivre le mouvement.
— Voilà une excellente philosophie, dis-je.
— C’est la seule que je connaisse ; pour moi, il est donc facile de m’y tenir.
— Sévérian, dis-je en lui tendant la main.
— Grimkeld. »
J’ai de grandes mains, mais la paluche qui vint se refermer sur la mienne était plus grande encore, et dure comme du bois. Un instant, nous testâmes notre poigne.
Le martèlement de nos pieds s’était transformé en une musique solennelle, à laquelle s’étaient joints des instruments qui n’étaient ni des trompettes, ni des ophicléides, ni rien que je connaissais. Comme nos mains s’écartaient, l’étrange musique atteignit un crescendo, les voix d’or de gorges invisibles s’interpellant mutuellement.
Immédiatement, tout le monde se tut. Une géante ailée apparut, aussi soudainement que l’ombre d’un oiseau, mais aussi haute que les grands pins de la Nécropole.
Tous les hiérodules s’inclinèrent aussitôt, imités par Gunnie et moi l’instant suivant. Les marins qui nous avaient accompagnés manifestèrent leur respect en retirant leur bonnet, en courbant la tête et en se touchant le front, ou encore en s’inclinant avec moins de grâce mais encore plus d’abjection.
Si la philosophie de Grimkeld l’avait protégé de la peur, ma mémoire avait rempli le même office pour moi. Tzadkiel, j’en avais la certitude, avait été notre capitaine lors du voyage aller. Et j’étais également certain qu’il était encore capitaine pour le retour ; sur Yesod, j’avais appris à ne pas le redouter. Mais à ce moment-là je regardai dans les yeux de Tzadkiel, et vis aussi ceux qui étoilaient ses ailes. Je compris que j’étais bien fou.
« Quelqu’un de grand se trouve parmi vous », dit-elle. Sa voix était le chant de cent cithares, ou le ronronnement du smilodon, le félin qui tue un taureau comme un loup égorge un mouton. « Qu’il s’avance. »
Ce fut l’une des choses les plus difficiles que j’ai faites de ma vie, mais j’avançai d’un pas, comme elle l’avait demandé. Elle me prit comme une femme soulèverait un chiot et me garda dans ses deux mains en coupe. Son souffle était la brise de Yesod, que je croyais ne jamais sentir à nouveau.
« D’où vient donc tant de pouvoir ? » Ce n’était qu’un murmure, mais il me parut fracassant au point de risquer d’ébranler toute la structure du vaisseau.
« De vous, Tzadkiel, répondis-je. J’ai été votre esclave en un autre temps.
— Dis-moi. »
J’essayai de m’exécuter et découvris, j’ignore comment, que chacun des mots que je proférais véhiculait le sens de mille autres, si bien que lorsque je disais Teur, les continents étaient là, avec les océans, les îles et le ciel indigo sous la gloire du vieux soleil régnant au milieu de son anneau d’étoiles. Au bout de cent de ces mots, elle en savait davantage sur notre histoire que ce que je savais en connaître ; et j’avais atteint le moment où le père Inire et moi-même nous nous étions embrassés, puis où j’étais monté sur la navette des hiérodules qui devait m’amener sur ce vaisseau, le vaisseau du hiérogrammate, le vaisseau de Tzadkiel, même si alors je l’ignorais. Cent mots de plus, et tout ce qui s’était passé sur le vaisseau et à Yesod se retrouva chatoyant dans l’air entre nous.
« Tu as subi des épreuves, dit-elle. Si tu le souhaites, je peux te donner ce qui te permettra d’oublier tout cela. Tu apporteras tout de même le Nouveau Soleil à ton monde, mais seulement par instinct. »
Je secouai la tête. « Je ne veux pas oublier, Tzadkiel. Je me suis trop souvent vanté de ne rien oublier ; oublier – ce qui m’est arrivé une ou deux fois – me paraît une sorte de mort.
— Dis plutôt que mourir est se souvenir. Mais même la mort peut être miséricordieuse, comme tu l’as appris au bord du lac. Préfères-tu que je te dépose ?
— Je suis votre esclave, comme je l’ai dit. Votre volonté est la mienne.
— Et si ma volonté était de te laisser tomber ?
— Alors votre esclave chercherait tout de même à vivre, afin que Teur puisse aussi vivre. »
Elle sourit et ouvrit les mains. « Tu as déjà oublié le peu de risque qu’il y a à tomber ici. »
Effectivement, je l’avais oublié et éprouvai un instant de terreur ; mais il aurait été plus dangereux de tomber d’un lit sur Teur. Je me posai sur le sol des quartiers de Tzadkiel aussi légèrement qu’une fleur de chardon.
Même ainsi, il me fallut encore un petit moment pour me remettre et remarquer que les autres avaient disparu ; je me trouvais seul face à Tzadkiel. Elle avait dû voir mon regard, car elle murmura : « Je les ai renvoyés. L’homme qui vous a lancé la corde sera récompensé, comme la femme qui a combattu pour toi quand les autres étaient prêts à te massacrer. Mais il est probable que tu ne reverras ni l’un ni l’autre. »
Elle avança la main droite vers moi et la posa sur le sol à mes pieds. « Il est bien pratique, reprit-elle, que mon équipage me croie immense et ne se doute pas que je circule souvent au milieu de lui. Mais tu en sais trop sur moi pour être trompé ainsi, et tu mérites trop, de toute façon, pour être trompé. Il serait plus pratique pour nous d’être de tailles similaires. »
C’est à peine si j’entendis les derniers mots. Il se produisait quelque chose de tellement étonnant que toute mon attention était captée. La première phalange de son index se transformait en un visage, et ce visage était celui de Tzadkiel. L’ongle se divisa et de la deuxième phalange, le bas de celle-ci devenant des genoux. Le doigt s’écarta d’un pas du reste de la main, tandis que lui poussaient des bras et des mains ainsi que des ailes mouchetées d’yeux. Et derrière, la géante s’évanouit comme une flamme que l’on souffle.
« Je vais te conduire jusqu’à ta suite », me dit Tzadkiel, maintenant un peu plus petite que moi.
Je voulus m’agenouiller, mais elle me releva.
« Viens. Tu es fatigué. Plus que tu ne crois. Ce n’est pas étonnant. Tu trouveras un bon lit là-bas. On te servira tes repas quand tu le voudras. »
Je réussis à glisser : « Mais si jamais on vous voit…
— Personne ne nous verra. Il y a sur ce vaisseau des passages que je suis la seule à utiliser. »
Alors qu’elle parlait encore, un pilastre pivota et s’écarta du mur. Par l’ouverture qui venait de se révéler, elle me conduisit dans la pénombre d’un corridor. Je me souvins alors de ce que m’avait dit Aphéta : qu’elle et les siens voyaient dans l’obscurité ; mais Tzadkiel ne produisait aucune pulsation lumineuse, et je n’étais pas assez fou pour imaginer un instant qu’elle partagerait avec moi le lit dont elle avait parlé. Après ce qui me parut une longue marche, l’aube apparut – collines basses s’effaçant devant le vieux soleil – et j’eus l’impression d’être tout à fait ailleurs que dans un corridor. Un vent frais agitait l’herbe. Comme le ciel s’éclaircissait, j’aperçus une boîte sombre placée devant nous dans le sol. « Voilà ta suite, me dit Tzadkiel. Fais attention. Nous devons passer par là. »
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