« Est-ce toujours vous ? »
Il acquiesça. « Chaque dieu a quelqu’un, un homme pour un dieu homme, une femme pour un dieu femme.
— Un prêtre ou une prêtresse. »
Il acquiesça de nouveau.
« Il n’y a pas d’autre Dieu que l’Incréé ; tout le reste, ce sont ses créatures. » Je fus tenté d’ajouter : « Et même Tzadkiel », mais je m’abstins.
« Oui », répondit-il. Il détourna son visage de moi, comme s’il s’apprêtait à dire quelque chose qui risquait de m’offenser et ne voulait pas voir mon expression. « C’est certainement vrai pour les dieux. Mais pour les humbles créatures comme les hommes, il y a peut-être bien des dieux mineurs. Pour les pauvres misérables que nous sommes, ces petits dieux sont placés très, très haut. Nous nous efforçons de leur plaire. »
Je lui souris pour lui montrer que je n’étais pas en colère. « Et que font donc ces petits dieux pour aider les hommes ?
— Il y a quatre dieux. »
À son intonation psalmodiée, je compris qu’il avait répété bien des fois ce qu’il allait me dire, sans aucun doute pour l’apprendre à des enfants.
« Le premier et le plus grand est le Dormeur. C’est un homme-dieu. Il a toujours faim. Une fois il a dévoré toute la terre, et il pourrait recommencer si on ne le nourrissait pas. Bien que le Dormeur se soit noyé, il ne peut pas mourir. C’est pourquoi il dort ainsi sur la plage. Les poissons appartiennent au Dormeur ; il faut lui demander la permission avant d’aller pêcher. Pour lui je pêche des poissons d’argent. Les tempêtes sont ses colères, la mer calme sa charité. »
J’étais devenu l’Oannes de ce peuple !
« L’autre homme-dieu est Odilo. Lui détient les terres au fond de la mer. Il aime l’érudition et que l’on se conduise bien. Odilo apprend aux hommes à parler et aux femmes à écrire. Il est le juge des dieux et des hommes, mais il ne punit personne qui n’a pas péché trois fois. Une fois il a tendu la coupe à l’Incréé. Le vin rouge est son vin. C’est du vin que lui apporte celui qui le sert. »
Il m’avait fallu le temps d’une respiration pour me rappeler qui était Odilo. Je me rendais maintenant compte que le Manoir Absolu et notre cour étaient devenus le cadre d’un vague tableau, dans lequel l’autarque était assimilé à l’Incréé. Rétrospectivement, cela me parut inévitable.
« Il y a ensuite deux femmes-dieux. Péga est la déesse du jour ; tout ce qui se trouve sous le soleil est à elle. Péga aime la propreté. Elle apprend aux femmes à battre les pierres pour le feu, à cuire le pain et à tisser. Elle les encourage au moment des accouchements et vient auprès de tous à celui de la mort. Elle est la consolatrice. Le pain brun est l’offrande que lui apporte sa femme. »
J’acquiesçai.
« Thaïs est la déesse de la nuit. Tout ce qui est en dessous de la lune est à elle. Elle aime les paroles et les baisers qu’échangent les amoureux. Tous ceux qui s’accouplent doivent lui demander son autorisation, et dire les mots ensemble dans l’obscurité. S’ils ne le font pas, Thaïs allume une flamme dans un troisième cœur, et trouve un couteau pour la main. Dans une mandorle de feu elle approche les enfants pour leur annoncer qu’ils n’en sont plus. Elle est la séductrice. Le miel doré est l’offrande que lui apporte la femme à son service.
— Il semblerait, dis-je, que vous ayez deux dieux bons et deux dieux méchants, et que les méchants soient Thaïs et le Dormeur.
— Oh, non ! Tous les dieux sont bons, et en particulier le Dormeur ! Sans le Dormeur, ils seraient tellement nombreux à mourir de faim ! Le Dormeur est très, très grand ! Et lorsque Thaïs ne vient pas, sa place est prise par un démon.
— Alors, vous avez aussi des démons.
— Tout le monde en a.
— Je suppose. »
Le plateau était presque vide, et j’avais mangé tout mon saoul. Le prêtre – je devrais écrire mon prêtre – n’en avait pris qu’un tout petit morceau. Je me levai, pris ce qui restait et le jetai dans la mer, ne sachant trop quoi d’autre en faire. « Pour Juturna, lui dis-je. Votre peuple connaît-il Jutuma ? »
Il avait bondi sur ses pieds dès que je m’étais levé. « Non… » Il hésitait, ayant failli dire le nom qu’il m’avait donné, mais je vis qu’il avait peur de le prononcer.
« Alors c’est peut-être un démon pour vous. Pendant une bonne partie de ma vie, je l’ai prise pour un démon, moi aussi. Il se peut bien que ni vous ni moi nous n’ayons fait une bien grande erreur. »
Il s’inclina, et bien qu’il fût un peu plus grand et nullement replet, je crus voir Odilo aussi clairement que si le vieux régisseur s’était trouvé devant moi en personne.
« Il faut maintenant me conduire auprès d’Odilo, dis-je. L’autre homme-dieu. »
Nous repartîmes le long de la plage dans la direction d’où il était arrivé. Les collines, simples tas de boue dénudés lorsque je les avais quittées, étaient couvertes d’une herbe douce et verte. Des fleurs sauvages poussaient ici et là et on voyait quelques jeunes arbres.
Je tentai d’estimer le temps durant lequel j’étais parti et de compter les années passées parmi les autochtones dans leur ville de pierre ; et bien que ne pouvant être sûr des chiffres, ils me parurent avoisiner. Je m’émerveillai en pensant à l’homme vert, et à la façon dont il était venu à moi dans les jungles du Nord au moment précis où j’avais besoin de lui. Nous avions tous deux parcouru les Corridors du Temps, mais lui en maître, et moi en apprenti.
Je demandai à mon prêtre quand le Dormeur avait dévoré la terre.
Il avait le teint très hâlé, mais même ainsi je vis le sang lui quitter le visage. « Il y a longtemps, répondit-il. Avant que les hommes ne viennent sur Ushas.
— Alors comment le savent les hommes ?
— Le dieu Odilo nous l’a enseigné. Êtes-vous en colère ? »
Odilo avait donc surpris ma conversation avec Eata ; j’avais cru qu’il dormait. « Non, dis-je. Je souhaite seulement savoir ce que vous en connaissez. Est-ce vous qui êtes venus sur Ushas ? »
Il secoua la tête. « Non, le père de mon père et la mère de ma mère. Ils sont tombés du ciel, éparpillés comme des graines par la main du Dieu de tous les dieux.
— Sans connaître le feu ni rien d’autre », dis-je ; et tandis que je parlais, je me souvins de ce que le jeune officier avait rapporté : que les hiérodules avaient déposé un homme et une femme dans le périmètre du Manoir Absolu. Avec cet élément, il était assez facile de deviner qui avaient été les ancêtres de mon prêtre – les marins mis en déroute par mes souvenirs avaient payé leur défaite de leur passé, tout comme j’aurais payé celle de mon passé de l’avenir de mes descendants.
Ce n’était pas très loin du village. Quelques bateaux d’apparence fragile étaient tirés sur la grève, des embarcations sans peinture qui me parurent essentiellement construites à partir de bois de flottage. À une aune ou un peu plus de la ligne de plus haute marée, se dressait un quadrilatère de huttes parfaitement alignées. Ce quadrilatère devait être l’œuvre d’Odilo, j’en étais sûr ; il manifestait cet amour de l’ordre pour l’ordre si caractéristique d’un domestique de haut rang. Puis j’en vins à me dire que les bateaux faits de bric et de broc devaient sans doute beaucoup à son inspiration ; après tout, c’était lui qui avait construit notre radeau.
Deux femmes et une volée d’enfants sortirent du quadrilatère pour nous regarder passer, tandis qu’un homme équipé d’un maillet cessa de forcer de l’herbe sèche dans les joints d’un bateau ; mon prêtre, qui marchait à un demi-pas derrière moi, hocha la tête dans ma direction et fit un geste trop rapide pour que je pusse le comprendre. Les villageois tombèrent à genoux.
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