— Qui maintient mon existence, en ce moment ? Ossipago ? Tu peux te reposer, Ossipago. »
La voix grave d’Ossipago roula. « Je ne réagis pas à tes ordres, Sévérian ; tu sais cela depuis longtemps.
— Je suppose que même si je me tuais moi-même, Ossipago me rendrait la vie. »
Barbatus secoua la tête, mais d’une manière qui n’avait rien d’humain. « Ce serait inutile, car tu pourrais recommencer. Si tu désires réellement mourir, libre à toi. Les offrandes funéraires ne manquent pas ici, y compris une grande quantité de couteaux de pierre. Ossipago va t’en apporter un. »
Je me sentais aussi réel que je l’avais toujours été ; et lorsque je fouillai dans mes souvenirs, j’y trouvai toujours Valéria, Thécla, le vieil autarque et le petit Sévérian (celui qui n’avait jamais été autre chose que Sévérian). « Non, dis-je. Nous vivrons.
— C’était ce que je pensais, fit Barbatus avec un sourire. Nous te connaissons depuis la moitié de notre vie, Sévérian, et tu es une de ces herbes qui poussent d’autant mieux qu’on les foule aux pieds. »
Ossipago eut l’air de s’éclaircir la gorge. « Si tu souhaites nous parler davantage, je vais nous transférer dans une époque plus pratique. Je suis en liaison avec la pile du vaisseau. »
Famulimus secoua sa noble tête, et Barbatus me regarda.
« Je préférerais que nous nous entretenions ici, leur dis-je. Barbatus, quand nous étions sur le vaisseau, je suis tombé dans un conduit ; je sais bien qu’on ne tombe pas rapidement, ainsi, mais ma chute a duré longtemps et je crois qu’elle m’a beaucoup rapproché du centre. J’ai été gravement blessé, et Tzadkiel a pris soin de moi. » Je me tus, essayant de me rappeler le plus de détails possible.
« Continue, m’encouragea Barbatus, nous ignorons ce que tu vas nous dire.
— J’ai trouvé là un homme mort, avec comme moi une balafre à la joue ; il avait reçu, également comme moi, une blessure à la jambe, plusieurs années auparavant. Il se cachait entre deux machines.
— Mais de manière que tu le trouves, Sévérian ? me demanda Famulimus.
— Peut-être. Je savais que c’était l’œuvre de Zak. Or Zak était Tzadkiel, ou du moins une partie de Tzadkiel ; mais je ne l’avais pas encore compris, alors.
— Mais maintenant, si. Il est temps de parler. »
Je ne savais néanmoins plus quoi dire et j’ajoutai d’un ton incertain : « L’homme présentait un visage tuméfié, mais qui ressemblait cependant beaucoup au mien. Je me dis que je ne pouvais être mort ici, que ce n’était pas là que je mourrais, car j’avais la certitude que mon corps reposerait dans le mausolée de notre nécropole. Je vous en ai parlé.
— Bien des fois, fit la voix grondante d’Ossipago.
— Le bronze funéraire me ressemble tellement… ressemble tellement à ce que je suis maintenant. Puis il y a eu Apu-Punchau. Quand il est apparu… c’était une hiérodule, la Cuméenne. Comme vous. C’est ce que m’a dit le père Inire. »
Famulimus et Barbatus acquiescèrent.
« Lorsque Apu-Punchau est apparu, c’était moi. Je le savais, mais sur le moment je n’ai pas compris.
— Nous non plus, lorsque nous en avons parlé ensemble. Je crois que je le pourrais, maintenant.
— Alors expliquez-moi ! »
Il fit un geste vers le cadavre. « Voici Apu-Punchau.
— Bien sûr, je sais cela depuis longtemps, puisqu’ils m’appellent par ce nom et que j’ai vu construire cet endroit. Ce devait être un temple, le temple du Jour, le Vieux Soleil. Mais je suis Sévérian et aussi Apu-Punchau, Tête du Jour. Comment mon corps peut-il se lever d’entre les morts ? Comment ai-je pu mourir ici ? La Cuméenne a dit que ce n’était pas sa tombe, mais sa maison. » Il me semblait la voir devant moi cependant que je parlais, vieille femme dissimulant le serpent avisé.
« Elle t’a dit qu’elle ne connaissait pas cette époque », roucoula Famulimus.
J’acquiesçai.
« Comment aurait pu mourir un chaud soleil qui se levait tous les jours ? Et comment aurais-tu pu mourir, toi qui étais ce soleil ? Ton peuple t’a enfermé là-dedans avec de nombreux chants. Et il a scellé la porte, afin que tu vives éternellement.
— Nous savons qu’en fin de compte, intervint Barbatus, tu ramèneras le Nouveau Soleil. Nous avons parcouru le temps, et nous sommes entre autres passés par la période où nous nous sommes rencontrés dans le château du géant – rencontre que nous avions crue la dernière. Mais sais-tu quand le Nouveau Soleil a été conçu ? Ce soleil que tu as ramené dans ce système pour remplacer l’ancien ?
— Lorsque l’on m’a déposé sur Teur, c’était sous le règne de Typhon, quand a été sculptée la première grande montagne. Mais auparavant je me trouvais sur le vaisseau de Tzadkiel.
— Qui navigue parfois plus vite que les vents qui le poussent, grommela Barbatus. Ainsi tu ne sais rien.
— Si tu veux maintenant bénéficier de nos conseils, dit Famulimus, dis tout. Nous ne pouvons être de bons guides si nous avançons à l’aveuglette. »
Et ainsi, commençant avec le meurtre de mon steward, je leur racontai tout ce qui m’était arrivé ensuite jusqu’au dernier moment dont je me souvenais avant de m’être réveillé dans la maison d’Apu-Punchau. Je n’ai jamais très bien su (comme toi, mon lecteur, ne le sait que trop bien) résumer quelque chose, en partie parce que les détails me paraissent toujours importants. Et j’en étais encore moins capable lorsque c’était ma langue, et non ma plume, qui était mise à contribution ; je leur dis beaucoup de choses que je n’ai pas rapportées dans ces Mémoires.
Tandis que je parlais, un rayon de soleil filtra par une faille ; je compris donc que j’étais revenu à la vie de nuit, et qu’une nouvelle journée venait de commencer.
Je parlais encore lorsque les roues des potiers commencèrent à grincer, et j’entendis le bavardage des femmes qui se rendaient en groupe auprès de la rivière, la rivière qui s’assécherait lorsque le soleil se refroidirait.
Finalement je dis : « Il suffit pour ce qu’il en est de moi, à vous, maintenant. Pouvez-vous éclaircir le mystère d’Apu-Punchau après cela ? »
Barbatus acquiesça. « Il semble que oui. Tu sais déjà que lorsqu’un vaisseau navigue à grande vitesse entre les étoiles, les minutes et les jours, à bord, peuvent être comme des années et des siècles sur Teur.
— Il doit en être ainsi, admis-je, puisque c’est avec le retour de la lumière que l’on a mesuré le temps pour la première fois.
— Autrement dit ton étoile, la Fontaine Blanche, est née un certain temps, et probablement bien longtemps, avant le règne de Typhon. Je dirais que ce temps n’est maintenant plus très loin. »
Famulimus parut sourire, et peut-être s’agissait-il réellement d’un sourire. « Il doit certainement en être ainsi, Barbatus, puisqu’il est arrivé jusqu’ici par le pouvoir de l’étoile ; fuyant son temps, il a couru jusqu’à ce qu’il soit obligé de s’arrêter, et c’est ici qu’il y fut contraint. »
Rien n’indiqua que cette intervention eût désarçonné Barbatus. « Il est possible que tu retrouves ton pouvoir lorsque l’on verra pour la première fois sur Teur la lumière de ton étoile. S’il en est ainsi, Apu-Punchau peut s’éveiller lorsque ce moment viendra, à condition qu’il choisisse de quitter l’endroit où il s’est trouvé.
— S’éveiller de la mort à la vie ? m’exclamai-je. Mais c’est horrible ! »
Famulimus n’était pas d’accord. « Dis plutôt merveilleux, Sévérian. Revenir de la mort pour aider le peuple qui l’aimait. »
Je réfléchis là-dessus tandis que les trois hiérodules attendaient patiemment. Finalement je remarquai : « Peut-être la mort n’est-elle horrible pour nous que parce qu’elle sépare l’aspect terrible de l’aspect merveilleux de la vie. Nous n’en voyons que l’aspect terrible, que l’on laisse derrière soi.
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