Une autre fois, je descendis dans le ravin et remontai ma piste vers l’est. Je finis par tomber sur le pitoyable muret que j’avais édifié quand le félin avait toussé ; mais si je poussai tout de même plus loin, je revins finalement à la ville de pierre le surlendemain.
Au bout du compte, lorsque se brouilla le total des années passées, il me vint à l’esprit que si je ne pouvais redécouvrir l’entrée des Corridors du Temps – et je ne le pouvais pas – je devais à tout prix retrouver Jutuma ; mais pour cela, il me fallait d’abord regagner la mer.
À l’aube, le jour suivant, j’emballai quelques galettes et de la viande séchée dans un bout d’étoffe et quittai la ville de pierre en direction de l’ouest. Mes jambes étaient devenues raides ; et lorsque, après sept ou huit veilles de marche régulière, je tombai et me fis mal à un genou, je sentis que j’étais presque redevenu le Sévérian qui s’était embarqué sur le vaisseau de Tzadkiel. Comme lui, je ne fis pas demi-tour, mais continuai dans la même direction. Cela faisait longtemps que je m’étais habitué à la chaleur du Vieux Soleil, et l’année tirait à sa fin.
Le jeune hetman et un groupe d’hommes de la ville de pierre me rattrapèrent alors que le Vieux Soleil se posait sur l’épaule gauche de Teur. Au bout d’un moment, ils me saisirent par les bras et voulurent me forcer à revenir ; je refusai, leur expliquant que je devais aller jusqu’à Océan et espérais ne jamais revenir.
Je m’assis, mais ne vis rien. Un instant, je fus sûr d’être devenu aveugle.
Ossipago apparut, dans l’éclat d’un rayonnement bleuté. « Nous sommes ici, Sévérian », dit-il.
Sachant qu’il n’était qu’un mécanisme, à la fois serviteur et maître de Barbatus et Famulimus, je répondis : « Avec la lumière… le dieu de la machine. C’est ce qu’a dit maître Malrubius quand il est venu. »
L’agréable baryton de Barbatus nargua les ténèbres. « Tu es conscient. De quoi te souviens-tu ?
— De tout, répondis-je. Je me suis toujours souvenu de tout. » Une odeur de décomposition flottait dans l’air, puanteur de chairs pourrissantes.
La voix de Famulimus roucoula : « C’est pour cela que tu as été choisi, Sévérian. Toi et toi seul parmi bien des princes. Toi seul, pour sauver ta race des eaux de Léthé.
— Et puis pour l’abandonner. »
Personne ne répondit.
« J’ai pensé à tout cela, dis-je alors. J’aurais essayé de revenir plus tôt, si j’avais su. »
La voix d’Ossipago était si grave qu’on l’entendait moins qu’on ne la ressentait. « Comprends-tu pourquoi tu n’as pas pu ? »
J’acquiesçai, me sentant ridicule. « Parce que j’ai utilisé les pouvoirs du Nouveau Soleil pour remonter le temps jusqu’avant son existence. J’ai cru jadis que vous étiez tous les trois des dieux, puisque les hiérarques étaient des dieux encore plus puissants. De la même manière les autochtones me prennent pour un dieu et redoutent qu’en plongeant dans la mer occidentale je ne les laisse à jamais dans la nuit de l’hiver. Mais seul l’Incréé est Dieu, seul il souffle la vie sur la réalité et seul il la détruit. Tous les autres, Tzadkiel compris, ne peuvent que manipuler les forces qu’il a créées. » Je n’avais jamais été très brillant pour trouver les analogies, et j’en cherchai une. « J’étais comme une armée qui bat si loin en retraite qu’elle se coupe de ses bases. » Je ne pus retenir les paroles suivantes. « Une armée vaincue.
— Aucune force n’est défaite dans une guerre, Sévérian, tant que ses trompettes n’ont pas sonné la reddition. Jusque-là on peut certes mourir, mais on ne connaît pas la défaite.
— Et qui sait si tout cela n’est pas pour le mieux ? remarqua Barbatus. Nous sommes tous des instruments dans ses mains.
— Il y a quelque chose d’autre que je comprends, repris-je, quelque chose qui m’avait échappé jusqu’ici : la raison pour laquelle maître Malrubius m’a parlé de la loyauté vis-à-vis de l’Entité divine, de la loyauté vis-à-vis de la personne du monarque. Il voulait dire par là que nous pouvions avoir confiance, qu’il ne fallait pas refuser son destin. C’est vous qui l’aviez envoyé, bien entendu.
— Ces paroles n’en étaient pas moins de lui – comme tu devrais le savoir à l’heure actuelle. Comme les hiérogrammates nous convoquons les personnalités du passé puisées dans la mémoire ; et comme les hiérogrammates, nous ne les falsifions pas.
— Mais il reste tellement de choses que j’ignore. Lorsque nous nous sommes rencontrés sur le vaisseau de Tzadkiel, c’était la première fois pour vous, et j’en avais conclu qu’il s’agissait pour moi de notre dernière rencontre. Et cependant vous voici, tous les trois. »
Douce et mélodieuse, la voix de Famulimus s’éleva : « Nous sommes tout aussi surpris que toi, Sévérian, de te trouver dans ce monde où les hommes émergent à peine. Bien qu’ayant remonté le cours du temps si loin nous-mêmes, ce sont des âges géologiques qui se sont écoulés depuis notre dernière rencontre.
— Et pourtant vous saviez que je me trouverais ici ? »
Barbatus sortit de l’ombre et dit : « Parce que tu nous l’avais dit. Aurais-tu oublié que nous avons été tes conseillers ? Tu nous avais raconté la mort de Hildegrin et c’est pour cette raison que nous surveillions cet endroit pour toi.
— Et moi ? Je suis mort aussi. Les autochtones… mon peuple… » Je me tus, mais personne ne reprit la parole. Et finalement je dis : « Amenez votre lumière, Ossipago, là où se tient Barbatus. »
Le mécanisme tourna ses palpeurs en direction de Barbatus mais ne se déplaça pas.
Doucement, Famulimus dit : « Je crains que l’on ne doive le guider maintenant, Barbatus. Je crois sincèrement que notre Sévérian devrait savoir. Comment lui demander de porter tout ce poids, et ne pas le traiter en homme ? »
Barbatus acquiesça, et Ossipago s’approcha de lui au moment où je m’éveillai. Je découvris alors ce que j’avais redouté de voir, le cadavre de l’homme que les autochtones appelaient Tête du Jour. Des bandes d’or s’enroulaient autour de ses bras, des bracelets hérissés de hyacinthes orange et d’émeraudes d’un vert éclatant entouraient ses poignets.
« Dites-moi comment vous avez fait », exigeai-je.
Barbatus se caressa la barbe mais ne répondit pas.
« Tu sais bien qui t’a enseigné près de la mer agitée et qui a combattu pour toi lorsque le sort de Teur était dans la balance », roucoula Famulimus.
Je la regardai, l’œil agrandi. Son visage était toujours aussi ravissant et inhumain ; non pas dépourvu d’expression, mais au contraire en affichant une avec peu ou pas de rapport avec l’humanité et ses soucis.
« Suis-je un eidolon ? Un fantôme ? » Je regardai mes mains, avec l’espoir d’être rassuré par leur solidité ; elles tremblaient. Pour les calmer, je dus les appuyer sur mes cuisses.
« Ce que tu appelles des eidolons ne sont pas des fantômes, dit Barbatus, mais des êtres dont l’existence se maintient grâce à une source d’énergie extérieure. Ce que tu appelles matière est en réalité de l’énergie canalisée, tout simplement. La seule différence est qu’une partie est maintenue sous sa forme matérielle par sa propre énergie. »
J’aurais voulu pleurer à ce moment-là, plus que je ne l’avais jamais désiré de toute ma vie. « En réalité ? Vous croyez réellement qu’il existe une réalité ? » Laisser couler mes larmes aurait été le nirvana ; mais la rudesse de ma formation prévalut, et rien ne vint. Pendant un instant, je me demandai, absurdement, si les eidolons pouvaient ou non pleurer.
« Tu parles de ce qui est réel, Sévérian ; ainsi tiens-tu encore à ce qui est réel. Un moment pour celui qui est l’auteur de cette réalité. Les simples, dans ton peuple, l’appellent Dieu et toi, qui es instruit, l’Incréé. As-tu jamais été autre chose que son eidolon ?
Читать дальше