Puis toute idée de l’ondine s’évapora. En dessous de moi s’étendait une autre ville, ville qui m’était inconnue et ne pouvait être Nessus. Ses tours effondrées tapissaient le fond d’Océan, la base de certaines se dressant encore ; et les vestiges d’anciens naufrages reposaient parmi elles, qui étaient déjà antiques lors même que les épaves avaient été celles de beaux navires tout neufs, lancés avec des cris de joie, des oriflammes dans le gréement et des danses sur le pont.
Fouillant parmi les tours effondrées, je découvris des trésors d’une telle noblesse qu’ils avaient survécu intacts au passage des âges, gemmes splendides, métaux éclatants. Mais je ne trouvai pas la chose que je cherchais, le nom de cette ville et celui du peuple qui l’avait édifiée avant qu’elle fût dévorée par Océan comme nous venions de nous faire dévorer Nessus. À l’aide de débris et de coquillages, je grattai des linteaux de porte et des piédestaux ; beaucoup de mots s’y trouvaient écrits, mais dans des caractères qui m’étaient inconnus.
Pendant plusieurs veilles, je nageai et fouillai ces ruines sans lever une fois les yeux ; puis une ombre énorme glissa le long de l’avenue ensablée qui s’allongeait devant moi. Je tournai la tête vers le haut et contemplai l’ondine, chevelure de serpent de mer et ventre de carène, tandis qu’elle passait rapidement et s’évanouissait dans un bouillonnement éblouissant.
J’oubliai sur-le-champ les ruines. Lorsque je regagnai l’air, je rejetai de l’eau mêlée de brume en soufflant comme un lamantin et secouai la tête pour chasser mes cheveux de devant mes yeux. Car en crevant la surface, j’avais aperçu la côte : une rive basse et brune dont j’étais séparé par moins d’eau que par le bras qui existait autrefois entre les jardins botaniques et la berge de Gyoll.
En à peine plus de temps qu’il ne m’en faut pour l’écrire, je sentais le sol sous mes pieds. Je quittai la mer en pataugeant, la mer que j’aimais toujours, tout comme j’avais quitté les étoiles alors que je les aimais ; et en vérité il n’est de lieu dans Briah qui ne soit aimable dès qu’il ne contient plus la menace de la mort – sinon ceux que les hommes ont rendus tels. Mais c’était la terre que j’aimais le mieux, car c’était sur la terre que j’étais né.
Mais quel endroit désolé ! Pas le moindre brin d’herbe n’y poussait. Du sable, quelques pierres, de nombreux coquillages et une vase noire et épaisse qui cuisait et se craquelait au soleil, voilà à quoi se réduisait le paysage. Quelques vers de la pièce du Dr Talos me revinrent à l’esprit :
Les continents eux-mêmes sont comme de vieilles femmes couvertes de fond de teint craquelé, ayant depuis longtemps perdu toute beauté et toute fertilité . Le Nouveau Soleil s’en vient et les enverra s’écraser au fond des mers comme des navires que l’on saborde . Puis ils en remonteront, rénovés, scintillants d’or, d’argent, de fer et de cuivre . Avec des diamants, des rubis et des turquoises, et des terres riches de s’être vautrées pendant des millions de millénaires dans le fond des océans où elles avaient roulé .
Moi qui me vante tant de ne rien oublier, j’avais perdu de vue que c’était les démons qui s’exprimaient ainsi.
Mille fois je fus tenté, et même plus que tenté, de retourner dans Océan ; mais je résistai, et me mis en chemin vers le nord, suivant un rivage qui paraissait continuer indéfiniment d’un pôle à l’autre, sans changement. Des restes de naufrages jonchaient ce rivage, mais aussi des poutres de construction brisées et des arbres déracinés, rejetés là par les vagues comme fétus de paille, avec parfois, au milieu, un chiffon ou les débris d’une pièce de mobilier. Je trouvai à plusieurs reprises des branches si fraîchement rompues qu’elles portaient encore des feuilles bien vertes, comme inconscientes de la disparition définitive de leur monde.
Finalement, la rive s’incurva pour former une grande baie, une baie si vaste que sa partie la plus lointaine se perdait à l’horizon ; je voyais une partie de l’autre rive à une bonne lieue de distance, au-delà du scintillement des eaux. J’aurais pu facilement nager jusque-là, mais je répugnais à plonger de nouveau.
Le Nouveau Soleil avait presque disparu derrière l’épaule montante du monde, et bien qu’il eût été agréable de dormir bercé par les vagues, je n’avais aucun désir de recommencer et aurais bien aimé ne pas dormir mouillé sur la rive. Je décidai de camper où je me trouvais, de me faire un feu (si je pouvais) et de manger (si j’arrivais à trouver de la nourriture) ; pour la première fois de la journée, je pris conscience que je n’avais rien mangé depuis le maigre repas partagé sur le bateau d’Eata.
Il y avait assez de bois pour alimenter les feux de camp d’une armée, mais j’eus beau fouiller partout à la recherche des boîtes et des barils dont avait parlé Eata, je ne trouvai rien ; au bout de deux veilles, je n’avais déniché qu’une bouteille à demi pleine d’un vin rouge râpeux, tout ce qui restait, peut-être, d’une taverne minable dans le genre de celle où l’oncle de Maxellindis avait trouvé la mort. En frappant des pierres les unes contre les autres et en gardant celles qui paraissaient le mieux convenir, je finis par tirer quelques maigres étincelles, mais rien qui pût enflammer les brindilles humides que j’avais rassemblées. Lorsque le Nouveau Soleil eût complètement disparu, et que mes futiles efforts devinrent la risée des étoiles flamboyant silencieusement, j’abandonnai et m’installai pour dormir, quelque peu réchauffé par le vin.
J’avais cru que jamais je ne reverrais Aphéta. En cela je m’étais trompé car je la vis cette nuit qui me regardait depuis le ciel comme elle m’avait regardé lorsque j’avais quitté Yesod avec Burgundofara. Je clignai des yeux et regardai mieux, mais ne vis bientôt plus que le disque vert de Luna.
Je n’avais pas l’impression de dormir, mais Valéria était assise à côté de moi, et pleurait Teur noyée par les eaux ; ses larmes chaudes et douces faisaient de petits bruits en tombant sur mon visage. Je m’éveillai, chaud et congestionné, et vis que Luna se cachait derrière un gros nuage d’où tombait la pluie tiède. Non loin de là sur la plage, une porte sans chambranle offrait l’abri d’un toit primitif. Je rampai dessous et, le visage dans le creux du bras, me rendormis en souhaitant de ne plus jamais me réveiller.
De nouveau la lumière verte inondait la plage. L’une des monstruosités volantes qui m’avaient arraché à l’épave de l’atmoptère du vieil autarque voletait comme un insecte entre Luna et moi, devenant de plus en plus grande ; pour la première fois je compris que les noctulites étaient ses ailes. Celui-ci atterrit maladroitement au milieu des loups blancs, sur la boue craquelée.
Sans le moindre souvenir d’y être monté, je me retrouvai sur son dos, d’où je glissai. Frangées d’émeraude par Luna, les vagues se refermèrent sur moi, et je vis la Citadelle en dessous. Des poissons grands comme des navires nageaient entre ses tours, que j’avais crues à tort écroulées. En dehors de l’eau et des algues, tout était comme auparavant. Pendant un moment, je tremblai de m’empaler sur leurs spires. Le grand canon qui avait fait feu sur moi lorsque j’avais fui la préfète Prisca tonna de nouveau, et sa foudre fendit Océan dans un rugissement d’écume.
L’éclair me frappa, mais ce ne fut pas moi qui mourus : la Citadelle engloutie s’évanouit comme le rêve qu’elle était, et je me retrouvai en train de nager. Je franchis la partie écroulée de l’enceinte et m’avançai dans la véritable Citadelle. Le haut de ses tours dépassait des vagues ; et Jutuma se tenait au milieu, de l’eau jusqu’au cou, en train de dévorer des poissons.
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