Le livre brun que je ne portais plus sur moi, un livre qui avait certainement été détruit avec des millions d’autres dans la bibliothèque de maître Oultan, rapportait l’histoire d’un grand sanctuaire, un endroit voilé par un rideau couvert de diamants de peur que l’homme ne voie le visage de l’Incréé et ne meure. Après bien des siècles et des siècles, un téméraire força son chemin jusqu’au temple, abattit ses gardiens et arracha le rideau pour s’emparer des innombrables diamants dont il était cousu. La petite salle qu’il découvrit derrière était vide, du moins d’après le conte ; mais lorsqu’il sortit du temple et se retrouva sous le ciel nocturne, il leva les yeux et fut consumé par les flammes. Comme il est terrible de ne connaître nos histoires qu’une fois que nous les avons vécues !
Peut-être était-ce le souvenir de cette histoire. Peut-être n’était-ce rien de plus que l’idée de la bibliothèque noyée sous les eaux dont Cyby, j’en étais sûr, devait avoir été le dernier maître et dans laquelle, j’en étais tout aussi convaincu, il devait être mort. Toujours est-il que la prise de conscience que Teur venait d’être détruite me submergea avec une clarté et une horreur nouvelles pour moi, quelque chose que je n’avais même pas ressenti en voyant le cottage en ruine avec son conduit de cheminée encore debout, alors que j’avais éprouvé les prémisses de cette épouvante. Les forêts dans lesquelles j’avais chassé avaient disparu ; il n’en restait pas un arbre, pas un rameau. Le million de petites fermes qui avaient fait vivre des Mélito et les avaient envoyés vers le nord avec tant de candeur et d’humble courage, les vastes pampas que Foïla avait parcourues lance au poing et l’intrépidité au cœur – tout avait disparu, jusqu’au dernier navet, jusqu’au dernier brin d’herbe.
Un enfant mort, bercé par les vagues, avait l’air de me faire signe. Quand je le vis, je compris que je n’avais qu’un seul moyen d’expier ce que j’avais fait. Les vagues me faisaient signe, l’enfant mort me faisait signe et alors que je me disais que je n’avais pas assez de volonté pour m’ôter la vie, je sentis le plat-bord me glisser des mains.
L’eau se referma sur moi, mais je ne me noyai pas. J’avais l’impression de pouvoir respirer sous l’eau, sans toutefois m’y décider. Illuminés par Luna, qui flamboyait maintenant comme une émeraude, les flots m’entouraient comme du verre vert en fusion. Lentement, je m’enfonçais dans un abîme qui paraissait plus clair que l’air.
Très loin, de grandes formes se profilaient indistinctement – des choses cent fois plus grandes qu’un homme. Certaines faisaient penser à des bateaux, d’autres à des nuages ; l’une était une tête livide sans corps ; une autre possédait cent têtes. Elles se perdirent progressivement dans la brume verte, et je vis en dessous de moi une plaine de vase et d’alluvions sur laquelle se dressait un palais plus vaste que notre Manoir Absolu, bien qu’il fût en ruine.
Je compris alors que j’étais mort, mais que pour moi la mort n’était pas une libération. L’instant suivant je compris aussi que je rêvais et qu’au chant du coq (dont le brillant œil noir ne serait pas à nouveau percé par le magicien) je me réveillerais pour m’apercevoir que je partageais le lit de Baldanders. Le Dr Talos le battrait, et nous partirions à la recherche d’Aghia et de Jolenta. Je m’abandonnai à ce rêve ; mais j’avais presque réussi à déchirer le voile de Maya, ce glorieux tissage d’apparences qui dissimule l’ultime réalité.
Puis le bloc de rêves retrouva son intégrité, bien qu’agité par les vents glacés qui soufflent de la réalité aux songes et nous emportent comme autant de fétus. Le « palais » qui m’avait fait penser au Manoir Absolu était simplement la ville de Nessus. Elle qui était si vaste me paraissait plus immense que jamais ; en de nombreux endroits son mur s’était écroulé comme l’enceinte de la Citadelle et elle était ainsi vraiment devenue une cité infinie. Beaucoup de tours s’étaient également effondrées et les amas de pierres et de briques ressemblaient à des tas de déchets de melons pourris. Des bancs de maquereaux se promenaient là où s’avançait vers la cathédrale, d’un pas solennel, la procession des Conservateurs.
J’essayai de nager et découvris que je le faisais déjà ; que mes bras et mes jambes se mouvaient en mesure sans que ma volonté y prit part. Je m’arrêtai, mais sans pour autant remonter à la surface, comme je m’y attendais. Dérivant, hébété, dans un invisible courant, je m’aperçus que le lit de Gyoll s’étendait en dessous de moi, traversé encore par ses ponts orgueilleux, mais privé de son fleuve maintenant que l’eau était partout. Des choses noyées attendaient là, en décomposition et enrobées de vert et d’algues en rubans : vaisseaux naufragés, colonnes effondrées. Je tentai de chasser la dernière bouffée d’air de mes poumons, pour pouvoir enfin me noyer. Un tourbillon de bulles s’en échappa ; l’eau glacée qui se précipita en moi, cependant, n’apporta pas avec elle le froid glacé de la mort.
Je continuais à m’enfoncer, bien que très lentement, et finis par me retrouver debout à un endroit où je n’aurais jamais pensé accéder : dans la boue et les débris qui tapissaient le fond du fleuve. C’était comme se tenir sur le pont du vaisseau de Tzadkiel, car c’est à peine s’il y avait suffisamment de pression pour que la plante de mes pieds nus arrivât à reposer sur le sol. Le courant m’invitait à le suivre, et je me sentais comme un fantôme qu’il aurait suffi d’une respiration pour dissiper, pourvu que cette respiration eût murmuré des mots d’exorcisme.
Je marchai – ou plutôt je nageai plus ou moins et fis semblant de marcher. Chacun de mes pas soulevait un nuage de limon qui dérivait à côté de moi comme une créature vivante. Lorsque je m’arrêtai pour lever les yeux, je pus voir Luna la verte, tache informe et brouillée au-dessus de vagues invisibles.
Portant de nouveau mes regards à mes pieds, je vis un crâne jaunâtre, à demi pris par la vase. Je le soulevai ; la mâchoire inférieure avait disparu, mais pour le reste il était complet et ne portait pas de traces de blessure. Étant donné sa taille et l’état excellent de ses dents, j’en conclus qu’il avait sans doute appartenu à un adolescent. Un comme moi, qui s’était noyé il y avait longtemps dans Gyoll, peut-être quelque jeune apprenti, mort depuis tant de temps que son histoire ne m’était pas parvenue ; ou alors un gamin du bidonville agglutiné autour des bras d’eaux sales.
Ce pouvait être aussi le crâne de quelque malheureuse que l’on avait étranglée et dont on avait jeté le corps dans le fleuve ; non seulement des femmes et des enfants, mais aussi des hommes avaient ainsi péri chaque nuit dans Nessus. Il me vint à l’esprit que lorsque l’Incréé m’avait choisi comme instrument pour détruire la terre, seuls étaient morts innocents les bébés et les bêtes.
Quelque chose me disait cependant que ce crâne était celui d’un garçon, un garçon en quelque sorte mort pour moi, victime de Gyoll lorsque Gyoll avait été privée de la victime qui lui était due en sacrifice. Je le pris par les yeux, le secouai pour en faire tomber la boue et l’emportai avec moi.
De longues marches de pierre s’enfonçaient très bas dans le lit du fleuve, témoignage muet du nombre de fois que l’on avait surélevé ses digues et ses atterrissages. Je les gravis toutes, alors que j’aurais tout aussi bien pu me laisser flotter jusqu’en haut.
Tous les logis des quartiers populaires s’étaient effondrés, sans exception. Je vis une masse d’au moins plusieurs centaines de poissons minuscules réfugiée au milieu des ruines ; ils se dispersèrent en éclairs argentés à mon approche, révélant un cadavre décoloré et partiellement dévoré. Après cela, j’évitai de déranger les bancs que je rencontrais.
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