— Nous nous rendons, dit le demi-elfe.
Sturm s’était mis en garde devant les compagnons, prêt à en découdre.
— S’il te plaît, Sturm, notre dernière heure n’est pas encore arrivée…, lui dit Tanis.
Sturm le considéra d’un air offensé, puis se rendit à l’évidence. Mourir sous le fer d’ignobles gobelins n’avait rien d’héroïque.
— Encore des réfugiés de Solamnie… ! aboya le chef des monstres, l’inévitable Toede.
Il ne pouvait pas être déjà au courant de la destruction de Xak Tsaroth. Tanis supposa qu’il ignorait également l’existence des Anneaux de Mishakal. Mais le seigneur Verminaar, lui, la connaissait sûrement, et il ne tarderait pas à apprendre la mort du dragon. Même un nain des ravins pourrait alors établir le lien et remonter jusqu’à eux. Il fallait que personne ne sache que les compagnons arrivaient de l’est.
— Nous venons du nord. Nous n’avons pas cherché cette bagarre, les draconiens nous ont provoqués…
— Toujours la même chanson ! Emmenez-les ! Je garderai personnellement leurs armes et leurs affaires. Quant à eux, enfermez-les dans une cage.
Les gobelins poussèrent leurs prisonniers vers la porte de l’auberge.
Tanis passa le dernier. Il se retourna une dernière fois sur la salle aux poutres noircies, aux tables renversées, aux fenêtres maculées de suie.
— J’aurais préféré mourir plutôt que voir ça, souffla-t-il.
La nuit, les cages des prisonniers, fixées sur les chariots, devenaient de vraies glacières. Les compagnons ne purent fermer l’œil. À l’aube, ils aperçurent dans la brume les autres cages de contention. C’était la dernière caravane à destination de Pax Tharkas. Tanis regarda Lunedor et Rivebise. L’elfe éprouvait à présent le sentiment de vide intérieur qui les faisait souffrir telle une blessure ouverte. Comme eux, il avait perdu son foyer.
Un fracas de métal et une bordée de jurons tirèrent Tanis de ses pensées. Les cris, devenus insoutenables, réveillèrent les compagnons.
Soudain un hurlement de rage et de douleur domina le tumulte.
Gilthanas devint livide.
— Je connais cette voix, Tanthalas. C’est celle de Théros Féral… Il a aidé les elfes à s’enfuir dès qu’on a commencé à les massacrer. Le seigneur Verminaar a juré de nous exterminer… Tu ne le savais pas ?
— Non ! Comment aurais-je pu le savoir ? se défendit Tanis.
Gilthanas observa le demi-elfe un moment.
— Pardonne-moi, finit-il par dire. Apparemment je me suis trompé sur ton compte. Je pensais que tu t’étais laissé pousser la barbe pour échapper aux rafles.
— Jamais de la vie Comment oses-tu m’accuser…
— J’ai appris que Théros allait être dénoncé aux draconiens, et je suis revenu pour le prévenir, murmura Gilthanas. Sans lui, je ne serais pas sorti vivant de Solace. Je devais le rencontrer cette nuit à l’auberge. Ne le voyant pas venir, je me suis inquiété…
La porte de la cage s’ouvrit. Brutalement, les hobgobelins y jetèrent un prisonnier.
— Voilà une bonne chose de faite ! cracha Toede. Attelez les bêtes, nous allons partir.
Les monstres amenèrent d’énormes élans près des chariots, et les attelèrent. Les bramements et l’agitation ne purent détourner l’attention du demi-elfe, fasciné par le prisonnier.
Inconscient, Théros Féral gisait sur la paille. Son bras droit se réduisait à un moignon sanguinolent, lacéré de toutes parts. Le sang ruisselait de la blessure.
— Ami fidèle, murmura Gilthanas en prenant la main restante du forgeron. Tu as payé ta loyauté de ta vie.
Le sang continuait à couler. L’homme se mourait sous leurs yeux.
— Il n’est pas dit qu’il doive mourir, déclara Lunedor en s’approchant du blessé. Je suis là pour guérir.
— Ne le touche pas ! intervint Gilthanas avec humeur. Il n’est pas un guérisseur en Krynn qui puisse le sauver ! Laissons-le au moins mourir en paix, épargnons-lui ces rituels barbares !
Lunedor l’ignora. Elle posa la main sur le front de Théros et pria, les yeux clos.
— Mishakal, déesse révérée, accorde ta grâce à cet homme. Si sa destinée doit être accomplie, guéris-le pour qu’il vive, et qu’il serve la cause de la vérité.
Stupéfait, Gilthanas considéra la blessure, qui s’était refermée sous ses yeux. La peau tannée du forgeron se régénéra, et sa respiration reprit un rythme calme. Il dormait d’un sommeil serein.
Radieuse, Lunedor le recouvrit d’un manteau et retourna s’asseoir à côté de Rivebise.
Vers midi, la caravane quitta Solace par le sud, empruntant la vieille route qui menait au col des Hautes-Portes.
Toute la journée, Lunedor se tint au chevet du forgeron. Sa vie n’était plus en danger, mais il restait très affaibli par une forte fièvre. Dans son délire, il parlait de la destruction de Solace, des cadavres de draconiens qui explosaient ou se transformaient en substances acides brûlant leurs assaillants. Entendant ces horreurs, Tanis fut pris de nausées. Il réalisait à quel point la situation était grave. Comment vaincre des armées de draconiens dont même les cadavres pouvaient tuer ? Comment se battre contre des dragons dont les maléfices surpassaient de loin les pouvoirs de leurs mages ?
Nous possédons les Anneaux de Mishakal, pensa-t-il non sans amertume, mais à quoi nous serviront-ils ? Lunedor n’avait pu déchiffrer que les seules inscriptions concernant les moyens de guérir.
« — Celui qui rassemblera tous les peuples saura déchiffrer les textes des anneaux, avait-elle déclaré, pleine de foi. Il faut que je trouve ce personnage. »
Chaque fois que Tanis regardait Gilthanas, le souvenir de sa vie au Qualinesti revenait le hanter.
Gilthanas avait été son ami d’enfance – presque un frère. Ils avaient grandi ensemble dans la même maison et partagé les mêmes jeux. Quand elle fut assez grande, la sœur cadette de Gilthanas s’était jointe à eux. Ils passaient le plus clair de leur temps à taquiner Porthios, l’aîné des trois enfants, déjà préoccupé par les problèmes de son peuple.
Un jour, Porthios hériterait de la charge de son père, Grand Orateur de tous les Soleils, roi des elfes du Qualinesti.
De nombreux sujets du royaume n’appréciaient guère que le Grand Orateur ait recueilli un bâtard au palais. La femme de son défunt frère, violée par un guerrier humain, avait accouché d’un fils. Quelques mois plus tard, elle était morte de chagrin. L’Orateur avait pris l’enfant en charge. Bien plus tard, quand il remarqua les liens qui unissaient sa fille chérie et le bâtard demi-elfe, il regretta sa générosité.
Tanis avait très vite pris conscience de sa situation. Ses origines humaines lui conféraient une maturité que la jeune elfe ne pouvait avoir. À l’âge de quatre-vingts ans, l’équivalant de vingt années humaines, Tanis quitta le Qualinesti. Le Grand Orateur le laissa partir sans regret, même s’il tenta de lui cacher ses sentiments. Mais tous deux savaient à quoi s’en tenir.
En revanche, Gilthanas n’avait pas pris de gants pour dire son fait à Tanis quant à son sentiment pour Laurana. Ses paroles blessantes restaient gravées dans le cœur du demi-elfe.
Le troisième jour à l’aube, les draconiens cherchèrent un endroit propice pour faire halte et se reposer. Abruptement, la caravane s’immobilisa. Tanis ouvrit un œil, surpris par cette entorse à la routine.
Au bord du chemin, un vieil homme en tunique blanche crottée, coiffé d’un chapeau pointu cabossé, discourait devant un arbre.
— Je te demande si tu m’as entendu ? s’enquit le bonhomme en agitant son bâton devant le chêne. J’ai dit « bouge ! », et j’entends que tu obéisses ! J’étais paisiblement assis sur ce rocher, dans la douceur du soleil levant, pour réchauffer ma vieille carcasse, quand tu as eu l’audace de me faire de l’ombre ! Déplace-toi, et vite, j’ai dit !
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