Le regard de Porthios alla de Tanis à Lunedor.
— L’étrange histoire que vient de me raconter mon frère demande réflexion. Je vous offre ce qui a toujours été refusé aux humains : notre hospitalité. Vous serez nos hôtes d’honneur. Suivez-moi.
Porthios fit un grand geste. Une douzaine de guerriers elfes sortirent du bois et encerclèrent les compagnons.
— Disons plutôt des prisonniers d’honneur, chuchota Flint à Tanis. Ce ne sera pas une partie de plaisir pour toi, mon garçon.
— Je le sais, mon vieux, répondit Tanis en s’appuyant sur le nain. Je ne le sais que trop.
— Je n’imaginais pas qu’il pût exister quelque chose d’aussi beau ! s’exclama Lunedor.
La journée de marche avait été pénible, mais la récompense était au-delà de ce que les compagnons attendaient. Du haut de la falaise, la fabuleuse cité de Qualinost s’offrait à leurs yeux émerveillés.
Quatre hautes tours reliées par d’aériennes arcades de marbre blanc ouvertes sur la végétation marquaient les limites de la cité.
Car elle ne possédait pas de murailles.
Avec ses maisons de quartz rose penchées sur de larges avenues, la ville épousait les caprices de la nature. Une grande tour d’or bruni s’élevait au cœur de la cité, palpitant des reflets du soleil qui lui donnait la vie. Ici, la paix et la beauté semblaient intactes, comme nulle part ailleurs en Krynn.
Sturm et Flint couvaient Tanis du coin de l’œil ; Flint parce qu’il était le seul à mesurer combien le demi-elfe souffrait ; Sturm parce qu’il savait ce qu’on ressent dans une patrie qui ne veut pas de vous.
— Pas facile de rentrer à la maison, mon ami ? dit Sturm, une main sur l’épaule de Tanis.
— En effet. Je croyais avoir laissé tout cela loin derrière moi, mais je me rends compte qu’il n’en était rien. Qualinesti fait partie de mon être, que je le veuille ou non.
— Attention, voici Gilthanas, avertit Flint.
L’elfe s’arrêta devant Tanis.
— Voilà : mon père demande à vous voir tous ; il vous convoque dans la Tour du Soleil, dit-il dans la langue elfique. Vous n’aurez pas le temps de vous restaurer. Nous manquons à nos devoirs d’hôtes…
— Gilthanas, l’interrompit Tanis dans la langue commune, mes amis et moi avons affronté des dangers inimaginables, parcouru des chemins jonchés de morts. Ce n’est pas la faim qui nous portera le coup fatal, du moins pour la majorité d’entre nous, corrigea-t-il en jetant un coup d’œil à Caramon.
— Merci à vous, fit Gilthanas avec raideur. Je suis heureux que vous compreniez. Maintenant, suivez-moi.
Sur le chemin, Tanis pressa le pas et rejoignit Gilthanas.
— Dis-moi, Gilthanas, que se passe-t-il vraiment ? J’ai le droit de savoir.
— Crois-tu ? Depuis quand te soucies-tu des elfes ? Tu as presque oublié notre langue !
— Bien sûr que le sort des elfes me préoccupe ! Il s’agit de mon peuple !
— Alors pourquoi mets-tu en valeur la part humaine dont tu as héritée ? demanda l’elfe en désignant la barbe du demi-elfe. Je croyais que tu en avais honte…
Tanis hocha tristement la tête.
— Oui, j’avais honte, et c’est pourquoi je suis parti. Mais qui m’a fait honte ?
— Pardonne-moi, Tanthalas. Mes paroles étaient blessantes, je ne pense pas ce que j’ai dit. C’est que… Ah ! si tu savais ce qui nous attend !
— Parle ! s’écria Tanis. Je veux comprendre !
— Nous allons quitter le Qualinesti.
— Quitter le Qualinesti ?
Le demi-elfe, sous le choc, avait parlé tout haut en langue commune. Les compagnons le regardèrent. Le visage du vieux magicien s’assombrit.
— Mais c’est impossible ! reprit doucement Tanis. Quitter le Qualinesti ? Pourquoi ? La situation est grave, soit, mais non désespérée…
— Pire encore… Qualinost, la capitale est en train de vivre ses derniers jours. Regarde autour de toi !
Ils entrèrent dans la ville. Au premier coup d’œil, Tanis ne trouva rien de changé. C’était les mêmes rues de pierre scintillante serpentant entre les peupliers, les mêmes maisons de quartz réfléchissant le soleil en une multitude d’arcs-en-ciel. Tout semblait comme les elfes l’avait conçu : harmonie et beauté immuables.
Mais non. Qualinost avait réellement changé. Le bruissement du vent dans les feuilles de peupliers n’était qu’un gémissement dépourvu du ton joyeux dont il se souvenait. Son âme remuée tentait de saisir ce qui avait changé. L’atmosphère ! Elle était tendue à craquer, comme avant le déchaînement d’une tempête. Dans les rues, il vit ce qu’il n’avait jamais vu à Qualinost, ni ailleurs dans son pays. L’incertitude, la précipitation, la panique, le désespoir.
Les femmes s’embrassaient en pleurant avant de se séparer. Les enfants, instinctivement, ne jouaient plus dehors. Les hommes se rassemblaient, les armes à la main, surveillant leur progéniture. Ici et là, des feux avaient été allumés. Les elfes brûlaient ce qu’ils ne pourraient emporter.
La destruction de Solace avait porté un rude coup à Tanis, mais ce qui était en train de se passer à Qualinost lui déchirait le cœur. Il réalisa à quel point il y était attaché. Au fond de son cœur, il avait toujours cru en la pérennité du Qualinesti. Mais à présent, il allait perdre aussi cette illusion.
Qualinesti ne serait bientôt plus.
— Qu’allez-vous faire ? Où allez-vous partir ? Est-il encore temps de s’enfuir ? demanda Tanis d’une voix blanche.
— Tu le sauras bientôt, et tu apprendras beaucoup d’autres choses…, murmura Gilthanas.
Dominant la ville, la Tour du Soleil miroitait de toutes ses facettes, irradiant un tourbillon de lumière. Impressionnés par la majesté des lieux, les compagnons entrèrent dans un silence respectueux. Seul Raistlin restait indifférent à la beauté de l’édifice. Ses yeux furetaient partout et ne voyaient que la mort.
Porthios apparut au détour d’une arcade et les pria d’entrer dans la salle où l’Orateur les attendait. La pièce n’avait pas accueilli d’humains depuis des centaines d’années. Ni d’ailleurs de kenders. Les derniers nains à l’avoir vue l’avaient construite.
— Ah ! c’est ce qui s’appelle de la belle ouvrage ! dit Flint, les yeux humides.
L’immense salle circulaire était coiffée d’un dôme de mosaïque figurant le ciel bleu, séparé de la lune d’argent, de la lune rouge et des étoiles par un arc-en-ciel. L’éclairage provenait du contact du soleil avec les vitres et les miroirs qui renvoyaient la lumière vers une tribune trônant au milieu de la salle.
Parmi les elfes, Tanis remarqua beaucoup de femmes habillées d’incarnat, la couleur du deuil. Les elfes s’unissaient pour la vie. Les veuves ne se remariaient pas, mais accédaient à la fonction de Sages de la Maison Royale.
Les compagnons avancèrent jusqu’au milieu de la salle. Les elfes s’écartèrent en silence, adressant des regards stupéfaits au nain, au kender et aux barbares vêtus de fourrures. Le chevalier s’attira quelques murmures, ainsi que Raistlin, drapé dans sa large tunique rouge. Les magiciens elfes portaient la tunique blanche symbolique du Bien, le rouge signifiant la neutralité. Pour eux, du rouge au noir, il n’y avait qu’un pas.
L’Orateur de tous les Soleils marcha vers la tribune. Celui qu’on appelait simplement l’Orateur depuis maintenant un siècle était plus grand que son fils Porthios. Il portait l’éclatante tunique jaune vif de sa charge. Son visage austère lui donnait l’air inflexible.
Tanis remarqua que son père adoptif, lui aussi, avait changé. Quelques cheveux blancs éclairaient ses tempes et des rides soucieuses creusaient ses traits.
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