— Mes fils ! s’exclama-t-il tout à trac en ouvrant les bras. Je ne pensais plus vous revoir dans cette vie… Parle-moi de la bataille, demanda-t-il à Gilthanas.
— Plus tard, Orateur, répondit Gilthanas, qui comme tous ne s’adressait à son père que par ce titre. D’abord, je voudrais te présenter nos hôtes.
— Je suis désolé, dit l’Orateur, se passant une main sur le visage. Pardonnez-moi, mes amis. Je vous souhaite la bienvenue dans un royaume où personne n’a pénétré depuis bien des années.
Gilthanas lui dit quelques mots à l’oreille. D’un geste impératif, l’Orateur fit signe au demi-elfe de s’approcher.
— Est-ce bien toi, Tanthalas, le fils de ma belle-sœur ? Nous nous demandions ce que tu étais devenu. Bienvenue dans ton pays, même pour en voir l’anéantissement. Ma fille sera très heureuse de te revoir. Son camarade d’enfance lui a beaucoup manqué.
Gilthanas se raidit et regarda Tanis d’un air sombre. Le demi-elfe rougit, incapable de proférer une parole.
— Je souhaite la bienvenue à tous, reprit l’Orateur, et j’espère que nous ferons plus tard connaissance. Mais il est juste que vous sachiez ce qui arrive à notre monde. Maintenant, mon fils, parle-moi de l’attaque sur Pax Tharkas.
— Elle a échoué, répondit Gilthanas en baissant la tête.
— Raconte, dit simplement l’Orateur, le visage impassible.
— Je suis parti secrètement vers le sud avec mes guerriers. Tout allait bien. Un groupe d’humains réfugiés des Hautes-Portes est venu grossir nos rangs. La malchance nous a mis en travers du chemin des patrouilles draconiennes. Nous nous sommes tous battus comme des braves, mais en vain. J’ai été frappé à la tête, et je ne me souviens plus de rien. Je me suis réveillé au fond d’un ravin parmi les cadavres de mes camarades. Apparemment, les draconiens ont dû jeter les blessés avec les morts. Les druides de la forêt ont pansé mes blessures et m’ont appris que mes guerriers avaient été faits prisonniers. J’ai suivi à la trace l’armée draconienne, ce qui m’a conduit à Solace.
La voix de Gilthanas se brisa. Il essuya la sueur qui perlait à son front. Son père le regarda d’un air soucieux.
— Solace a été détruite, lâcha Gilthanas d’un trait. Tous les grands arbres ont été abattus ou brûlés.
Les elfes gémirent et se lamentèrent. L’Orateur leva la main pour demander le silence.
— Ce sont de tragiques nouvelles. Nous pleurons ces arbres immémoriaux. Mais que sont devenus les nôtres ?
— J’ai trouvé mes hommes et les humains qui nous avaient rejoints liés à des pieux au centre de la ville, et gardés par les draconiens. J’espérais pouvoir les libérer la nuit mais… Un dragon rouge est apparu dans le ciel. Oui, Orateur ! C’est la vérité ! Les monstres sont de retour en Krynn. Le dragon rouge a survolé Solace en tournoyant de plus en plus bas et s’est posé sur la place. Son corps luisant de reptile a envahi l’espace, ses ailes battaient les arbres et sa queue achevait de tout détruire. Des crocs écumant de bave hérissaient ses mâchoires et ses énormes pattes griffues labouraient le sol. Un homme le chevauchait.
« Son imposante carrure était drapée de la tunique noir et or des prêtres de la Reine des Ténèbres. Son visage portait le masque d’un dragon or et noir. Les draconiens sont tombés à genoux devant lui. Les gobelins, les hobgobelins et la pourriture humaine les mercenaires se sont prosternés devant le monstre ; certains ont pris la fuite. Seule la présence des miens m’a donné le courage de ne pas en faire autant.
« Certains prisonniers hurlaient de terreur, mais les nôtres sont restés calmes et dignes. Cela n’a pas plu au cavalier du dragon. Il les a harangués d’une voix d’outre-tombe. Ses paroles résonnent encore dans ma tête :
« Je suis Verminaar, seigneur des Dragons du nord. J’ai guerroyé pour libérer ce pays des croyances que répandent les Questeurs. Beaucoup d’entre eux œuvrent avec moi pour servir la noble cause des seigneurs draconiens. Je leur ai accordé grâce et je les ai comblés des bienfaits que m’a octroyés ma déesse. Je suis le seul à posséder le pouvoir de guérir, et je représente les vrais dieux. Les humains m’ont défié. Vous avez voulu me combattre. Votre châtiment servira d’exemple à ceux qui choisiront la folie plutôt que la sagesse. »
« Puis il s’est tourné vers les elfes et a poursuivi : « Je déclare ici solennellement que j’exterminerai votre race selon les vœux de ma déesse. Les humains admettent leurs erreurs et rentrent dans le droit chemin, les elfes, jamais ! Que leur sort serve d’exemple à ceux que tente la rébellion ! Ardent, anéantis-les ! »
« Dans un rugissement, le dragon a soufflé sur les prisonniers ligotés aux pieux. Après une atroce agonie, ils sont morts brûlés…» Un silence accablé pesa sur la salle.
— Je fus pris de folie, poursuivit Gilthanas, les yeux enfiévrés. J’ai voulu rejoindre les miens quand une énorme main m’a agrippé et m’a tiré en arrière. C’était Théros Féral, le forgeron de Solace. « Ce n’est pas le moment de mourir, me dit-il, mais de te venger ! » Je me suis évanoui. Il m’a ramené chez lui au péril de sa vie. Et il l’aurait perdue, si cette femme ne l’avait pas guéri !
Du geste, il désigna Lunedor. Tous les visages se tournèrent vers elle.
— Théros est l’homme à qui il manque un bras.
Nos guérisseurs disent qu’il survivra. Mais ils affirment que c’est un miracle qu’il soit encore en vie après d’aussi horribles blessures.
— Approche, femme des plaines, ordonna l’Orateur.
Lunedor, au bras de Rivebise, fit un pas vers la tribune. Deux gardes retinrent le barbare. Il leur lança un regard haineux, mais s’arrêta.
La fille de chef avança, la tête haute, le regard clair. Sa capuche glissa, découvrant la rivière d’or et d’argent ruisselant sur ses épaules. Les elfes s’émerveillèrent de sa beauté.
— Tu prétends avoir guéri Théros Féral ? demanda l’Orateur avec dédain.
— Je ne prétends rien, répondit Lunedor. Ton fils a vu que je l’ai guéri. Doutes-tu de sa parole ?
— Non, mais il était troublé et malade. Il peut avoir confondu sorcellerie et guérison.
— Regarde cet objet, dit doucement Lunedor en entrouvrant sa cape.
L’amulette étincela sur sa poitrine.
L’Orateur, blanc de rage, quitta la tribune et s’approcha pour voir le bijou.
— Blasphème ! cria-t-il en saisissant la cordelette pour l’arracher du cou de Lunedor.
Il y eut un éclair de lumière bleue. L’Orateur se recroquevilla sur le sol en gémissant de douleur. Les elfes poussèrent des cris alarmés et tirèrent leurs épées. Les compagnons en firent autant.
— Arrêtez cette folie ! intervint le vieux magicien d’une voix ferme.
Fizban marcha vers la tribune, écartant les épées comme des buissons sur un sentier, et aida l’elfe à se relever.
— Tu l’as bien cherché, dit-il en fronçant les sourcils.
— Qui es-tu ? s’étonna l’Orateur.
— Hum… Quel est mon nom ?
Le vieux magicien chercha des yeux le kender.
— Fizban, souffla Tass.
— Fizban, oui, c’est ça. Voilà qui je suis. Maintenant, je te suggère de rappeler tes gardes et de dire à tout le monde de se calmer. D’abord, pour ma part, j’aimerais entendre l’histoire de cette jeune femme, ensuite, tu ferais bien de l’écouter. Cela ne te ferait pas de mal non plus de t’excuser.
L’Orateur semblait sortir d’un rêve. Il se tourna vers Lunedor.
— Je te prie de m’excuser, dame des plaines, dit-il doucement. Il y a trois cents ans que les prêtres elfes ont disparu et qu’on n’a pas vu le symbole de Mishakal. Mon cœur saignait de voir profaner cette amulette, mais je me suis trompé. Pardonne-moi. Nous vivons dans le désespoir depuis si longtemps que je n’ai pas su voir arriver l’espoir. Si tu n’es pas fâchée, raconte-nous ton histoire.
Читать дальше