— Je n’ai pas oublié.
Il s’avança jusqu’au trône.
— Relève la tête et regarde-moi ! ordonna la voix.
Si je flanche, Laurana est perdue, songea Tanis. Au nom de l’amour, je dois faire taire l’amour. Il leva la tête.
Et il se sentit aussitôt comme aspiré par une force impalpable. La forme noire l’avait pris sous sa domination. Inutile de feindre le respect devant Sa Noire Majesté : elle l’imposait d’elle-même à tous les mortels.
Pourtant, même sous son emprise, même dans une attitude de soumission, il se sentait libre au fond de son âme. Le pouvoir de la Reine n’était pas total. Bien que Takhisis luttât pour ne pas laisser voir sa faiblesse, Tanis comprit quel combat acharné elle devait livrer pour entrer dans le monde.
La forme noire ondula sous ses yeux. Elle changeait sans cesse d’apparence, faute d’en contrôler une. Elle prit la forme du dragon à cinq têtes des légendes solamniques, celle de la Tentatrice, si belle que les hommes succombaient pour la posséder, puis celle du Guerrier Noir, un puissant chevalier du Mal détenteur de la Mort dans sa main droite.
Mais ses yeux sombres ne cessaient de sonder l’âme de Tanis pour la mettre à nu. Très vite, ce fut une torture qu’il n’eut plus la force de subir. Tombant à genoux, il se méprisa d’en arriver à se prosterner devant la Reine. Alors un formidable hurlement d’angoisse s’éleva derrière lui.
9
Les trompettes de la destinée
Caramon s’était lancé à la poursuite de Berem. Il traversa le couloir, indifférent aux hurlements des prisonniers qui l’imploraient, les mains tendues à travers les barreaux de leurs cellules. Pas le moindre signe du passage de l’Éternel. Il interrogea des captifs, qui se révélèrent incapables de répondre. Démolis par la torture, on ne pouvait rien tirer d’eux. Et le couloir qui continuait de descendre… Comment retrouver ce fou furieux ?
Pour se consoler, il songea qu’il n’avait pas rencontré d’autres couloirs traversant celui-ci. Berem ne pouvait pas s’être simplement évaporé.
Enfin ! Il poussa un soupir de soulagement : en bas d’un escalier, il trébucha sur le cadavre d’un hobgobelin. Il avait la nuque brisée et son corps était encore chaud. Berem venait de passer ; il ne pouvait être loin.
Certain d’être près du but, Caramon se mit à courir. Les prisonniers criaient, suppliant qu’il les libère. Il joua avec l’idée, qui lui procurerait une véritable petite armée. Mais un rugissement qu’il connaissait bien se fit soudain entendre.
Caramon aborda un couloir pauvrement éclairé par des torches qui descendait en spirale. Impossible de courir plus vite, le sol était trop glissant. À mesure qu’il avançait, l’humidité augmentait, les rugissements aussi. Le tunnel était de mieux en mieux éclairé ; il approchait du but.
Caramon trouva Berem aux prises avec deux draconiens. L’Éternel se battait à mains nues contre des épées. Du sang coulait de son flanc et sur son visage. La pointe d’une épée le frappa à la poitrine. Il repoussa la lame à pleines mains, comme si la douleur ne l’atteignait pas, et frappa le draconien, qui tomba à la renverse.
Caramon se rua sur les draconiens. Il se rappelait qu’il ne fallait pas les tuer avec une épée, sous peine de la voir prisonnière de leurs cadavres pétrifiés. Il en prit donc un à la gorge et lui tordit le cou. Le garde tomba comme une masse. Caramon se retourna vers le second, qu’il frappa du tranchant de la main. Les vertèbres brisées, le soldat s’effondra à son tour.
— Rien de cassé ? demanda le grand guerrier.
Il tendait une main à Berem pour l’aider à se remettre debout quand une douleur aiguë lui traversa les côtes. Il se retourna et vit un draconien. Le coup avait été amorti par sa cotte de mailles, mais il saignait abondamment.
Pour gagner du temps, Caramon prit son épée et recula. Le draconien ne lui laissa pas de répit. Il se rua, l’épée brandie. Un mouvement bref suivi d’un éclair vert mirent fin à l’attaque. Il tomba raide mort aux pieds de Caramon.
— Berem ! cria-t-il en se tenant le flanc. Merci ! Comment as-tu…
L’Éternel le dévisagea sans le reconnaître. Il hocha la tête et repartit dans le couloir.
— Attends-moi ! hurla Caramon.
Serrant les dents, il se lança à la poursuite de l’Homme à la Gemme. Il finit par le rattraper et s’accrocha à lui.
— Où sommes-nous ? demanda-t-il sans s’attendre à une réponse.
— Très loin, dans les profondeurs… sous le temple, répondit Berem d’une voix rauque. Je suis très près d’arriver.
— Ah bon, très bien, fit Caramon, qui ne comprenait rien.
Ils se trouvaient dans une pièce ronde meublée d’une table et de quelques chaises et éclairée par des torches. Ce devait être une salle de garde. Cela expliquait la présence des draconiens. Mais pourquoi surveiller cet endroit précis ?
Caramon inspecta les lieux. Venant du couloir, ils étaient entrés dans une pièce creusée à même le roc. Une arche de pierre, sur la paroi d’en face, indiquait une deuxième ouverture. Il faisait si noir sous l’arche que Caramon songea aux Ténèbres Profondes qui, selon la légende, avaient précédé la création de la lumière par les dieux.
Le seul bruit qu’il entendit fut le murmure de l’eau. Sans doute une rivière souterraine. L’arche de pierre était un bel ouvrage sculpté de statues que le lichen et le temps avaient rongées.
Caramon sentit une main s’abattre sur son épaule.
— Mais je te connais ! s’écria Berem.
— J’espère bien, grogna Caramon. Au nom des Abysses, que cherches-tu par ici ?
— Jasla m’appelle…, répondit Berem, l’œil fixé sur les ténèbres. Là-bas… Il faut que j’y aille… Les gardes… ont voulu m’arrêter. Viens avec moi.
Caramon comprit soudain que les draconiens n’étaient là que pour garder cette arche. Qu’y avait-il de si important derrière ?
— Il faut que tu y ailles, dit-il à Berem.
Celui-ci hocha la tête et marcha résolument vers l’arche. Il se serait jeté tête baissée dans les ténèbres si Caramon ne l’avait pas retenu.
— Attends, nous avons besoin de lumière. Ne bouge pas !
Caramon lui tapota le bras et décrocha une torche du mur.
— Je viens avec toi, dit-il à Berem en lui donnant la torche. Tiens-moi ça une minute.
Il déchira un pan de la chemise en lambeaux de l’Éternel et banda sa plaie. Puis il reprit la torche et s’engagea sous l’arche. Un souffle lui frôla le visage, léger comme une caresse.
— Des toiles d’araignée, maugréa-t-il, passant une main sur sa joue.
Cédant à sa peur panique des araignées, il examina les piliers de l’arche, mais n’en vit aucune.
Il franchit le seuil, Berem sur les talons.
Une sonnerie de trompettes déchira l’air.
— Nous sommes faits comme des rats ! dit Caramon d’un ton lugubre.
— Tika, cria Tass, ton plan a marché ! Je crois qu’ils sont tous à nos trousses !
— Magnifique, marmonna Tika.
Elle ne s’attendait pas à ce que son plan se réalise si bien. Allait-elle enfin réussir quelque chose dans sa vie ? Elle se retourna. Six ou sept draconiens les poursuivaient, brandissant leurs longues épées recourbées.
Gênés par leurs pieds griffus, ils ne couraient pas aussi vite que la jeune fille et le kender ; leur endurance les rendait cependant redoutables. Tika et Tass avaient pris de l’avance, mais ça n’allait pas durer.
L’essentiel est de tenir le plus longtemps possible, se dit-elle. C’est du temps gagné pour Caramon.
— Dis-moi, Tika, fit le kender, la langue pendante, mais aussi enjoué qu’à l’accoutumée, où comptes-tu aller comme ça ?
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