La jeune femme secoua la tête. Ses jambes étaient en plomb. Autour d’eux rien n’offrait de possibilité de repli, et les draconiens avançaient inexorablement.
Devant, le couloir continuait tout droit, désespérément vide, lisse et silencieux. Un boyau interminable qui montait en pente douce.
Soudain, ce fut l’illumination.
— Le tunnel… monte… !
Tass la regarda d’un air ahuri. Puis son visage s’éclaira.
— Il monte vers une sortie ! exulta-t-il. Tu as gagné, Tika !
— Tout est possible…, dit-elle d’un ton las.
— Allez viens ! s’écria Tass, animé d’une énergie nouvelle, la tirant par la main. Tu as raison, Tika ! Tu ne sens pas ? De l’air frais ! Nous allons sortir d’ici, retrouver Tanis…, et nous reviendrons libérer Caramon…
Seul un kender était capable de courir ventre à terre devant des draconiens, et de tenir en même temps une conversation, songea Tika. La peur la faisait avancer, mais elle ne tarderait pas à s’effondrer, accablée de fatigue ; alors même les draconiens lui seraient égal.
— De l’air frais ! s’exclama-t-elle.
Elle croyait que Tass lui avait parlé d’une arrivée d’air pour lui donner du courage. Mais elle sentait à présent sur son visage la fraîcheur d’une bise. Derrière eux, les draconiens ne se pressaient plus. Peut-être pensaient-ils qu’il était trop tard, qu’ils ne pourraient plus les attraper ? Cette idée la ragaillardit.
— Vite, vite, Tass !
Ils accélérèrent l’allure, sentant qu’ils approchaient de la source d’air frais. Le couloir faisait un coude. Tass fut contraint de freiner brusquement. Il dérapa sur quelque mètres avant de s’écraser contre un mur.
— Je comprends maintenant pourquoi ils ne se pressent pas ! soupira Tika.
Ils étaient dans un cul-de-sac. Le couloir se terminait sur une porte de bois percée d’une fenêtre à grilles. Ils humèrent l’air du dehors. La liberté était à deux pas, inaccessible…
— Ce n’est pas le moment de baisser les bras ! dit Tass en tirant sur la porte.
Elle était fermée à clé.
— Il faudrait du fil de fer, murmura-t-il, considérant l’huis d’un œil d’expert.
Caramon l’aurait sans doute enfoncée d’un coup d’épaule, mais ce n’était pas dans leurs possibilités. Tass examina attentivement la serrure. À bout de nerfs, Tika s’adossa au mur, pleurant de déception et d’épuisement.
— Ne pleure pas, Tika ! C’est une simple serrure ! Je nous sortirai de là dans une seconde, mais ce serait une bonne idée que tu te prépares à recevoir les draconiens. Juste pour les occuper un peu…
— D’accord, répondit Tika, ravalant ses larmes.
L’épée à la main, elle se posta face au couloir.
Tass constata avec satisfaction qu’il s’agissait bien d’une serrure toute simple, dont le système de sécurité était un piège enfantin.
Serrure toute simple…, piège enfantin… Ces mots-là lui disaient quelque chose. Ce n’était pas la première fois qu’il les prononçait… Il recula pour regarder la porte. Il l’avait déjà vue quelque part ! Mais non, c’était impossible.
Il fouilla ses poches à la recherche d’un outil. Mais il s’arrêta brusquement, comme si on lui avait sauté dessus.
Le rêve !
C’était la porte qu’il avait vue dans le cauchemar, au Silvanesti ! La même serrure ! Avec un piège… enfantin ! Et derrière lui, Tika qui se battait, agonisante…
— Tass ! Qu’est-ce que tu fabriques ? Ils arrivent ! cria Tika, l’épée à la main. Les voilà ! Mais qu’est-ce que tu attends ?
Tass ne répondit pas. Il entendait les rires rauques des draconiens sûrs de cueillir leurs proies.
Ils allaient apparaître au détour du couloir et Tika se trouverait nez à nez avec eux.
— Je… je n’y arriverai jamais ! gémit Tass, fixant la serrure d’un air terrifié.
— Tass, il ne faut pas qu’ils nous prennent ! Ils sont au courant, pour Berem. Ils feront tout pour nous obliger à parler ! Et tu sais très bien comment ils y parviendront…
— Tu as raison. Je vais essayer.
« Tu as le courage nécessaire pour suivre cette voie…», avait dit Fizban.
Tass sortit un fil de fer de sa poche. Après tout, que signifiait la mort pour un kender lancé dans la plus grande aventure des tous les temps ? Et il y avait Flint, qui devait se morfondre à l’attendre, tout seul. Dieu sait dans quel guêpier il s’était fourré ! Rasséréné, Tass introduisit le fil de fer dans la serrure et commença ses manipulations.
Il entendit des cris derrière lui, puis les vociférations de Tika. Les épées s’entrechoquèrent. Il risqua un œil.
Tika n’avait jamais appris l’escrime, mais elle avait une bonne expérience des rixes de taverne. Maniant l’épée de taille et d’estoc, elle frappa à tour de bras, donnant force coups de pied. La férocité de ses attaques dérouta les draconiens. Chacun reçut son estafilade. L’un baignait déjà dans son sang vert, un bras hors d’usage.
Mais elle ne pourrait pas les tenir en respect bien longtemps. Tass se remit à l’ouvrage. Ses mains tremblaient ; le fil de fer lui échappa des mains. Le problème consistait à faire sauter la serrure sans déclencher le piège, une minuscule aiguille montée sur ressort.
Cesse de faire des simagrées ! se tança-t-il. Depuis quand les kenders font-ils des manières ? D’une main ferme, il ramassa le fil de fer. À l’instant où il l’introduisit dans la serrure, quelqu’un le bouscula.
— Eh ! Fais un peu attention, s’écria-t-il en se retournant.
Il s’arrêta net. Le rêve ! C’était exactement les mots qu’il avait prononcés dans le rêve, où il avait vu Tika gisant à ses pieds, ses boucles rousses éparses baignant dans le sang.
— Non, tout mais pas ça ! cria-t-il.
Le fil de fer et sa main heurtèrent la serrure. Elle s’ouvrit avec un clic sonore, suivi d’un autre clic à peine audible. Le piège s’était déclenché.
Le regard de Tass alla de la goutte de sang qui perlait sur son doigt à la petite aiguille d’or qui sortait de la serrure. Les draconiens s’emparèrent de lui, mais il n’en avait cure. Cela n’avait plus aucune importance. Il sentit la douleur naître dans son bras et monter jusqu’à l’épaule.
Quand elle atteindra le cœur, je ne la sentirai plus.
Je ne sentirai plus rien.
Des cors et des trompettes retentirent. Il les avait déjà entendus quelque part. Mais où ? Ah oui, à Tarsis, juste avant que les dragons arrivent.
Les draconiens le lâchèrent et firent précipitamment demi-tour dans le couloir.
— On a dû sonner l’alerte générale, murmura Tass.
Il constata, non sans intérêt, que ses jambes ne le portaient plus. Il rejoignit le sol au côté de Tika, blanche comme une morte, et caressa tendrement ses boucles rousses maculées de sang.
— Je regrette tant, Tika, dit-il, la gorge serrée ; pardonne-moi, Caramon. J’ai essayé, j’ai vraiment fait mon possible…
Le dos appuyé à la porte, Tass pleurait en silence, attendant que les ténèbres l’enveloppent.
Tanis était pétrifié.
Il n’espérait plus qu’une chose : qu’un dieu miséricordieux le foudroie aux pieds de la Reine Noire. Les ténèbres se dissipèrent ; elle avait tourné ses regards ailleurs.
Tanis se releva, rouge de honte. Il n’osait pas poser les yeux sur Laurana, ni affronter la colère de Kitiara.
Mais le demi-elfe était pour l’instant le cadet de ses soucis. Elle goûtait son heure de gloire. Tous ses projets étaient en train de se réaliser. Tanis se dirigea vers Laurana pour l’emmener. Kitiara lui barra le passage et le fit reculer. Puis elle se plaça devant lui et interpella la Reine :
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