Caramon hésitait encore.
— Nous n’avons aucune autre chance ! dit Tika. Pour le meilleur et pour le pire, tu dois le suivre ! Tu dois l’aider à la retrouver ! Dépêche-toi, Caramon ! Tu es le seul qui soit assez fort pour le protéger. Il a besoin de toi !
Tika le poussa devant elle. Caramon fit un pas, puis se retourna.
— Tika…, fit-il, cherchant un argument contre ce plan insensé.
Tika l’embrassa, saisit l’épée de l’autre draconien et sortit de la cellule.
— Je prendrai soin d’elle ! promit Tass.
Caramon les suivit des yeux. Le hobgobelin poussa un cri de frayeur en voyant l’épée de Tika pointée sur lui. Il tenta de l’attaquer, mais elle lui enfonça la lame dans le corps avant qu’il ait pu la toucher.
Tika se rua dans le couloir est. Tass la suivit, mais s’arrêta un instant au pied de l’escalier pour injurier copieusement les draconiens :
— Mangeurs de chiens ! Amateurs de gobelins ! Pourritures visqueuses !
Caramon se retrouvait seul. Il perdit une autre minute à fixer les ténèbres. Tout ce qui le reliait à la vie était l’écho des injures proférées par Tass.
Puis ce fut le silence.
Je suis tout seul… Je les ai perdus… tous. Il faut que je les retrouve. Non, il y a Berem. Il est tout seul, lui aussi. Tika a raison, il a besoin de moi. Il a besoin de moi.
Les idées un peu plus nettes, Caramon se dirigea vers le couloir nord, sur les pas de l’Éternel.
— Le seigneur draconien Toede !
Akarias écoutait d’une oreille distraite ces fastidieux préliminaires. Il trouvait la réunion superflue. Ce n’était pas son idée. Mais la Reine aurait attribué ses objections à la faiblesse, et elle ne tolérait pas les faibles.
Songeant à Sa Noire Majesté, il jeta un coup d’œil sur la niche, au-dessus de lui, la plus grande et la plus somptueuse. Le trône restait vide. Comme il n’y avait pas de marches, le seul accès était la porte qui se découpait sur la paroi.
Sur quoi ouvrait cette porte… Mieux valait ne pas y songer. Et inutile de dire qu’aucun mortel ne l’avait jamais franchie.
La Reine n’était pas encore arrivée. Akarias n’en était nullement surpris. Elle était au-dessus des contingences. Akarias s’appuya au dossier de son trône et tourna ses regards vers Kitiara. Elle devait goûter son triomphe. Il la maudit intérieurement.
— Tu peux toujours essayer de me nuire, murmura-t-il, tandis qu’on annonçait le seigneur Toede pour la seconde fois. Je t’attends de pied ferme.
Akarias sentait que quelque chose clochait. Que se passait-il au juste ? Qu’est-ce qui n’allait pas ? Ce silence…
Et pourquoi le silence ?
Émergeant de ses pensées, il constata que le trône à sa gauche était resté inoccupé. En contrebas, la foule des draconiens contemplait comme lui le siège vide, autour duquel les troupes du seigneur Toede s’étaient déjà rassemblées sous leurs bannières.
Debout sur les marches du trône de Kitiara, Tanis suivit le regard d’Akarias. Quand il entendit prononcer le nom de Toede, le demi-elfe avait dressé l’oreille. L’image du hobgobelin rencontré sur la route de Solace lui était revenue à l’esprit. Cela lui rappela Flint et Sturm… Mais il n’allait pas sombrer dans le sentimentalisme.
— Seigneur Toede ? cria Akarias, courroucé.
Des murmures parcoururent la foule. Personne n’aurait osé manquer une convocation au Conseil.
Un officier humain gravit les marches qui menaient au trône vide. Respectueux du protocole, il s’arrêta sur la dernière et prit la parole, bégayant de peur.
— J’ai le Regret d’informer Sa Seigneurie et Sa Noire Majesté, dit-il en regardant la niche vide d’un air inquiet, que le seigneur Toede a succombé dans des circonstances aussi tragiques que prématurées.
Tanis entendit le ricanement méprisant de Kitiara. Des rires fusèrent dans l’assistance ; des officiers échangèrent des regards entendus.
Le seigneur Akarias ne s’amusait pas du tout.
— Qui a osé abattre un seigneur draconien ? s’exclama-t-il.
Impressionnée, la foule se tut.
— Cela s’est passé au Kendermor, seigneur, répondit l’officier, de plus en plus nerveux.
Il s’arrêta. Les nouvelles ne devaient pas être des meilleures.
— J’ai le regret de t’informer, seigneur, que le Kendermor… est perdu, acheva-t-il dans un effort surhumain.
— Perdu ! tonna Akarias.
L’officier sembla sur le point de céder à la panique. Dans l’espoir d’en finir au plus vite, il lâcha précipitamment :
— Le seigneur Toede a été lâchement assassiné par un kender du nom de Kronin Belépine, et ses troupes ont été repoussées…
Des grondements s’élevèrent. On parla de vengeance et d’anéantissement du Kendermor et de son peuple, qui devait disparaître de la surface de Krynn…
Agacé, Akarias leva sa main gantée. Le silence revint immédiatement. Pas pour longtemps.
Kitiara s’esclaffait. Son rire affecté était arrogant et moqueur. Il résonnait bizarrement sous son heaume.
Décomposé d’indignation, Akarias s’était levé de son trône. Il fit un pas en direction de sa rivale. Les épées sortirent des fourreaux et les lances crissèrent sur le sol.
Aussitôt, les troupes de Kitiara se pressèrent autour de son trône. Tanis serra la garde de son épée et monta les marches pour se rapprocher de sa maîtresse.
Kitiara ne fit pas un geste. Elle continuait de toiser Akarias d’un air dédaigneux.
Soudain un souffle lourd se répandit sur l’assemblée, comme si une force invisible avait aspiré l’air de la salle. Les visages pâlirent, les yeux se voilèrent, les cœurs s’arrêtèrent de battre. On eût dit que l’air avait été remplacé par des ténèbres.
Était-ce réellement l’air qui manquait ou une illusion des sens ? Tanis n’aurait su le dire. Il voyait des centaines de torches briller comme des étoiles dans la nuit. Mais la nuit était moins noire que ces ténèbres-là.
Son cerveau était en train de se liquéfier, il l’aurait juré. Il suffoquait, comme s’il allait se noyer. Ses genoux le trahirent ; il s’affaissa, vaguement conscient de ne pas être le seul à défaillir. D’autres tombaient autour de lui. Il aperçut Kitiara, la tête pendant sur la poitrine.
Puis les ténèbres se dissipèrent. Tanis sentit l’air frais envahir ses poumons. Son cœur se remit à battre, mais il restait incapable de se mouvoir. Une lumière vive éclata dans sa tête.
Étourdi, il fut un moment aveuglé.
Quand ses yeux se dessillèrent, il constata que les draconiens n’étaient pas tombés sous le charme. Droits comme des piquets, ils gardaient les yeux fixés sur la niche encore vide.
Le souffle court, Tanis sentit son sang geler dans ses veines. Takhisis, la Reine des Ténèbres, avait pénétré dans la Salle du Conseil.
La Reine Noire… Reine-Dragon pour les elfes, Nilat la Corruptrice pour les barbares, Tamex Métal Trompeur chez les nains, Mai-Tal aux mille visages chez les marins de l’Ergoth, Reine de Toutes les Couleurs et d’Aucune pour les Chevaliers de Solamnie, vaincue et chassée de Krynn par Huma.
Takhisis était revenue.
Mais elle n’était pas complètement elle-même.
L’ombre apparue dans la niche avait paralysé de terreur l’âme et l’esprit de Tanis, mais il lui restait assez de conscience pour voir que la Reine n’avait pas pris chair. Dans l’incapacité de se présenter complète, elle s’imposait à l’assistance par la force de ses pouvoirs.
Quelque chose l’empêchait d’entrer dans le monde. Berem avait parlé d’une porte, se souvint Tanis. Où pouvaient bien être l’Éternel, Caramon et les autres ? Avec un pincement au cœur, il réalisa qu’il les avait momentanément oubliés. Kitiara et Laurana avaient mobilisé ses pensées.
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