Une intuition lui soufflait que la clé de l’énigme était là, à portée de sa main. Si seulement il avait eu le temps d’y réfléchir calmement…
Mais c’était impossible. L’apparition augmenta d’intensité. Sa présence créa un halo béant au milieu de l’immense salle de granit. Tanis ne put détacher les yeux du vide opaque qui l’aspirait.
Une voix retentit dans sa tête :
— Je ne vous ai pas réunis pour assister à des querelles d’ambitions qui salissent la victoire que je sens proche. Souviens-toi que c’est moi qui règne, seigneur Akarias.
Akarias mit un genou en terre, aussitôt imité par l’assistance. Sans qu’il l’ait voulu, Tanis se retrouva aussi à genoux. Malgré la répulsion qu’il éprouvait pour l’entité, elle n’en était pas moins une divinité qui avait présidé à l’origine du monde… et qui régnerait sur lui jusqu’à la fin des temps.
S’insinuant dans les cerveaux, la voix surnaturelle poursuivit son discours :
— Seigneur Kitiara, nous n’avons que des louanges à t’adresser. Ton cadeau nous comble. Fais venir la femme elfe, pour que nous décidions de son sort.
Tanis surprit le regard haineux qu’Akarias lança à Kitiara.
— Comme il te plaira, Majesté, répondit Kitiara en s’inclinant.
Elle descendit les marches de son trône.
— Viens avec moi, dit-elle à Tanis.
Les soldats s’écartèrent pour les laisser passer et reformèrent aussitôt leurs rangs.
Kitiara grimpa sur la passerelle qui reliait la tête du serpent géant à la niche ténébreuse. Tanis la suivit, mal à l’aise. Il se sentait happé par un regard qui fouillait jusqu’au plus profond de lui-même.
Au milieu de la passerelle, Kitiara fit un signe en direction d’une porte sculptée donnant sur le rocher. Une silhouette sombre, revêtue de l’armure des chevaliers solamniques, apparut sur le seuil. Elle tenait dans les bras un corps enrubanné comme une momie.
Le silence devint absolu ; on eut l’impression d’entendre les pas du fantôme.
Le chevalier Sobert posa son fardeau aux pieds de Kitiara. Puis, sous les yeux effarés de l’assistance, il disparut. Chacun crut avoir rêvé. Kitiara souriait, visiblement satisfaite de l’impression produite par son serviteur.
Elle dégaina son épée et trancha les liens qui enveloppaient le corps comme un cocon.
Puis elle recula d’un pas et contempla d’un œil narquois, les convulsions de sa prisonnière, empêtrée dans d’inextricables bandelettes de tissu. Les troupes draconiennes contenaient à grand-peine leur hilarité. Puis les éclats de rire fusèrent franchement.
Des mèches couleur miel apparurent dans le miroitement de pièces d’armure. Laurana émergea des bandelettes comme un papillon de sa chrysalide. Tanis, indigné, avança vers elle. Un regard foudroyant de Kitiara le cloua sur place.
— N’oublie pas que si tu meurs, elle mourra…
Tanis recula. Laurana avait réussi à se mettre debout et regardait autour d’elle en clignant des yeux, éblouie par la lumière des torches. Elle se campa face à Kitiara, qui souriait derrière son heaume…
Reconnaissant l’ennemie, la femme qui l’avait trahie, Laurana se redressa de toute sa hauteur. Sa peur s’était muée en colère. Elle parcourut l’assistance d’un regard hautain, puis elle leva les yeux vers le dôme de granit noir.
Elle n’avait pas remarqué le demi-elfe sous son armure draconienne, mais elle avait noté les trônes des seigneurs, la présence de leurs dragons et celle de la Reine des Ténèbres. Maintenant, elle a compris où elle était, songea Tanis, la voyant pâlir. Elle doit se douter de ce qui l’attend.
Qu’avait-on raconté à Laurana pendant sa détention ? Avait-elle entendu les hurlements des suppliciés ? Dans quelques minutes, quelques heures, elle risquait de connaître le même sort qu’eux…
Pâle comme la mort, Laurana serra les dents. Tanis savait qu’elle ferait n’importe quoi pour ne pas donner sa peur en spectacle.
Kitiara fit un geste imperceptible à l’intention de sa captive. Laurana tourna la tête et reconnut Tanis.
Le demi-elfe vit briller dans ses yeux une lueur d’espoir. L’amour de Laurana l’envahit, le réchauffant comme une brise de printemps après les rigueurs de l’hiver. Il comprit que cet amour réconciliait ses moitiés, qui se déchiraient. Il l’aimait du sentiment intangible et éternel propre à son âme elfe, mais aussi avec la passion qui caractérisait les humains.
Il s’en apercevait trop tard ; cela lui coûterait son âme et la vie.
Un regard fut tout ce qu’il put lui donner. Un regard pour transmettre son message, et déjà il sentit l’œil brun de Kitiara le transpercer. D’autres yeux, infiniment plus redoutables, scrutaient les tréfonds de son être.
Tanis se reprit. Il ne devait rien laisser paraître de ses sentiments. En conséquence, il s’efforça de vider son regard de toute expression.
Laurana eut l’impression d’être pour lui une étrangère. Dans ses yeux verts, la lueur s’éteignit. Son espoir s’était envolé. Comme le soleil obscurci par un nuage, l’amour de Laurana prit la couleur du désespoir.
Tanis serra la garde de son épée pour empêcher sa main de trembler et se tourna vers Takhisis, la Reine des Ténèbres.
— Noire Majesté, s’écria Kitiara, poussant Laurana devant elle, voici mon cadeau. Un présent qui nous assure la victoire !
Un tonnerre d’applaudissements l’interrompit. Elle leva une main pour demander le silence.
— Je te livre la femme elfe Lauralanthalasa, princesse du Qualinesti et chef des Chevaliers de Solamnie. C’est elle qui a trouvé les Lancedragons et qui s’est servie de l’orbe draconien à la Tour du Grand Prêtre. Sur ses ordres, son frère et un dragon d’argent se sont rendus à Sanxion où, grâce à l’incompétence du seigneur Akarias, ils ont pénétré dans le temple sacré et découvert la destruction des œufs des bons dragons. Je te la livre, ma Reine, pour que tu la punisses comme elle le mérite.
Kitiara poussa Laurana, qui tomba à genoux aux pieds de la Reine. Sa chevelure dorée est la seule lumière de ces lieux, songea Tanis.
— Tu as été très efficace, seigneur Kitiara, et tu mérites d’être récompensée. Nous enverrons d’abord l’elfe dans les Chambres de la Mort, puis tu recevras ton dû.
— Merci, Majesté. Je voudrais auparavant solliciter deux faveurs, dit Kitiara en désignant Tanis. Voici quelqu’un qui désire servir dans ta glorieuse armée.
Elle appuya sur l’épaule de Tanis pour l’obliger à se mettre à genoux. Bouleversé par l’expression désespérée de Laurana, Tanis hésitait. Il pouvait toujours renoncer. Il était encore temps de rejoindre Laurana pour affronter la mort avec elle.
Serais-je devenu assez égoïste, se dit-il avec amertume, pour sacrifier Laurana aux folies que j’ai commises ? Non, je paierai seul pour mes crimes. Et même si c’est la seule chose que j’aurai jamais faite de bien dans ma vie, je la sauverai ! Cette certitude me donnera la force d’aller jusqu’au bout.
Kitiara le regarda avec des yeux enfiévrés.
Il tomba à genoux devant Sa Noire Majesté.
— Voici ton humble serviteur, Tanis Demi-elfe, déclara Kitiara d’une voix froide, où perçait une pointe de soulagement. Je l’ai nommé commandant de mes troupes après la mort de Bakaris.
— Que notre nouvelle recrue approche…
Kitiara lui chuchota en passant :
— N’oublie pas, Tanis, tu appartiens maintenant à Sa Noire Majesté. Tu dois la convaincre de ta loyauté, car je ne peux plus rien pour toi. Si tu échoues, tu ne pourras pas sauver ton elfe.
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