des biopsies. De la vivisection. Aux films aussi, que j’adore plus que tout au monde, plus que la vie même ; on inflige ça aux films, de nos jours. Actuellement, on ne peut plus parler de films sans
méthodologie. Dès qu’ils commencent à donner des cours, vous savez que le domaine est mort. L’histoire, ai-je découvert, m’offrait un terrain plus sûr : je n’aimais pas Raspoutine ou Talleyrand, Charles-Quint ou le Kaiser Guillaume. Qui le pourrait ? Un historien a l’agréable luxe de pouvoir indiquer, de la sécurité de son bureau, à quel endroit Napoléon a déconné, comment on aurait pu éviter telle révolution, renverser tel dictateur ou remporter telles batailles. J’ai découvert que je pouvais être merveilleusement dépassionné sur l’histoire, où, par définition, tout le monde est vraiment mort. Jusqu’à un certain point. Ce qui nous ramène à la narration de cette histoire.
En tant qu’historien, je devrais pouvoir proposer un compte-rendu propre et net des événements qui se sont déroulés le… Ah, quand se sont-ils déroulés, exactement ? Tout cela est hautement sujet à débat. Quand vous connaîtrez mieux mon histoire, vous comprendrez les énormes difficultés que j’affronte. L’historien, a dit quelqu’un – Burke, je crois ; si pas Burke, alors Carlyle – est un prophète qui regarde en arrière. Je ne peux pas aborder ma propre histoire de cette façon. L’énigme que j’affronte peut se définir par les déclarations suivantes :
A : Rien de ce qui va suivre n’est jamais arrivé.
B : Tout ce qui va suivre est entièrement vrai.
Essayez de vous accoutumer à ces idées. Cela signifie que ma tâche consiste à vous raconter l’histoire vraie de ce qui n’est jamais arrivé. Voilà peut-être une façon de définir la fiction.
Je l’admets, ce préambule paraît assez compliqué. Je m’impatiente autant que n’importe qui lorsque les auteurs attirent l’attention sur leurs techniques littéraires, et cette phrase plonge elle-même encore plus profondément que la plupart dans l’élastique crasseux de son propre rectum narratif, mais je n’y peux rien.
J’ai vu une pièce, l’autre semaine (les pièces n’arrivent pas à la cheville des films, jamais. Le théâtre est mort, mais je ressens parfois le besoin d’aller regarder le cadavre se décomposer) dans laquelle un des personnages disait un truc de ce genre, il déclarait que la vérité des choses ressemble à un bol d’hameçons : on essaie d’examiner un petit bout de vérité et tout le tas vous saute à la figure en un paquet noir et hargneux. Je ne peux pas permettre que cela se produise ici. Je dois procéder à des décrochages et des démêlages, afin que, si les hameçons jaillissent de concert, ils émergent au moins en enfilade soignée, comme une guirlande de trombones.
Il me semble pouvoir aborder avec une confiance suffisante cette petite série de liens : sans une serrure pourrie, un voisinage alphabétique et les gueules de bois, forcément immondes et altérantes, auxquelles Alois était sujet, je n’aurais rien à vous raconter. Donc, nous pouvons bien commencer au point dont j’ai déjà affirmé (et nié) qu’il constituait le début.
Je suis là, étendu, à m’interroger comme Keats. Était-ce une vision, était-ce un rêve ? La musique s’est envolée, suis-je endormi, suis-je éveillé ? Me demandant également pourquoi Jane n’est pas douillettement lovée à côté de moi, nom de Dieu.
La pendule m’en apprend la raison.
Il est neuf heures moins le quart.
Elle ne m’a encore jamais fait ce coup. Jamais.
Je déboule en trombe dans la salle de bains et j’en ressors en trombe, le dentifrice écumant aux commissures de mes lèvres.
« Jane ! gargouille-je, Jane, c’est quoi, ce bordel, bon sang ? Il est neuf heures et demie ! »
Dans la cuisine, je branche d’un coup la bouilloire et je me déchaîne en quête de café, suçant dans ma panique mes lèvres fluor menthe. Un paquet de Kenco vide, et des boîtes de thé, des boîtes et encore des boîtes.
Rendez-vous à la mûre, nom de Dieu. Rendez-vous ! Éclat à l’orange. Rêverie banane et réglisse. Délices du coucher.
Bon Dieu, mais c’est quoi, son problème ? Toutes les variétés de thé, sauf le thé au thé. Et pas un grain ni un paquet de café en vue.
Au fond du placard… triomphe et gloire. Smack ! Un grand baiser à l’Aquafresh pour toi, ma chérie.
« Café de Colombie Safeway, moulu fin pour filtres. »
Hé ben, voilà !
Retour dans la chambre, pour sauter dans un short en jeans. Pas le temps de passer un caleçon, pas le temps d’enfiler des chaussettes. Pieds nus fourrés dans des baskets, les lacets remis à plus tard.
Retour dans la cuisine, juste au moment où la bouilloire tressaute, un petit sifflement pour si peu d’eau, mais assez pour une tasse, largement assez pour une tasse.
Non !
Oh, putain, non !
Non, non, non, non et non !
La garce. La truie. La vache. Mon ange. La salope. Ma douceur. Sale chienne.
« Jane ! »
Café de Colombie Safeway, moulu fin pour filtres. Naturellement décaféiné.
« Crotte ! »
Du calme, Michael, du calme. Bleib ruhig, mein Sohn.
Je peux tenir le coup. Je suis un doctorant. Doctorant et bientôt docteur. Pas question de me laisser vaincre par ça. Pas par une petite broutille de ce genre.
Ah ! J’ai trouvé ! Un Euréka, façon ampoule qui s’allume au-dessus du crâne, claquement de doigts, il est malin le bougre ! Oui…
Les pilules, les remontants. Prosomnil ? Insomnil ? Un truc comme ça.
Entrée sur dérapage dans la salle de bains, mon cerveau enregistrant à demi un élément. Un détail capital. Une anomalie. Mise de côté. On aura le temps après.
Où on les range ? Où on les range ?
Aah, vous voilà, petites saloperies… Oui, c’est ça, venez voir papa…
Insomnil. Restez lucide. Idéal pour les révisions d’examen, soirées prolongées, conduite tardive etc. Chaque pilule contient 50 mg de caféine.
Face au placard de la cuisine tel un sniffeur de coke londonien dans des toilettes de boîte de nuit. J’écrase, je broie, je pulvérise.
Les miettes blanches tombent et disparaissent dans le magma de café quand je verse l’eau bouillante.
Café de Colombie Safeway, moulu fin pour filtres : anti naturellement re-caféiné !
Ah… Ça, c’est du café ! Un chouïa amer, peut-être, mais du vrai café, pas du Réconfort à la Fraise ni de la Tisane orties & camomille. Toi qui prétends que je n’ai aucune énergie, Jane, hein ? Ha ! Attends que je te raconte ça, ce soir. J’ai fait mieux que Paul Newman dans Détective privé. Lui, il recyclait simplement un filtre usagé, non ?
Dix heures moins le quart. Cours à onze. Pas de panique. J’entre avec aisance, maintenant, tasse à la main, urbain, totalement aux commandes. Je te lui ai montré, moi !
L’Apple est froid. Fini, la chieuse avec son bourdonnement de nounou. Qui peut dire quand je daignerai te rallumer, Mackie Thatcher ?
Et là, sur le bureau, en une pile bien carrée, magnifiquement épais, obscène. Das Meisterwerk en personne.
Je garde mes distances, me bornant à me pencher en avant ; nous ne saurions laisser une infime gouttelette de re-caf souiller la gloire de la page de titre.
De Braunau à Vienne :
Les racines du pouvoir
Michael Young, L, M Lett.
You-hou ! Quatre ans. Quatre ans et deux cent mille mots. Regardez-le-moi, ce salopard de clavier, bête comme du plastique, vide à en paraître comique.
AZERTYUIOPQSDFGHJKLMWXCVBN1234567890
Aucune autre option. Rien que ces dix chiffres et ces vingt-six lettres permutés en deux cent mille mots, une virgule par ci, un point-virgule par là. Et pourtant, pendant un sixième de ma vie, le sixième entier de ma vie, par Bouddha, grand et beau, ce clavier m’a croché comme un cancer.
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