Tout courbé, il courut le long du trottoir, dans la direction du parc.
Les clochards somnolents le regardèrent, surpris, dévaler le sentier. Là, le banc. Et, appuyée contre le banc, la serviette. Pas trace du triangle d’argent. Il chercha. Oui. Tombé dans l’herbe ; en partie caché. Là où il l’avait jeté dans sa crise de rage.
Il se rassit, tout haletant.
Se concentrer à nouveau sur le triangle, se dit-il dès qu’il eut repris son souffle. L’examiner énergiquement et compter. À dix, faire un bruit qui fait sursauter. Erwache, par exemple.
Une rêverie hallucinatoire de fugue, se disait-il. Émulation des aspects plus nocifs de l’adolescence, plutôt que l’innocence clairvoyante et primitive de l’enfance authentique. Exactement ce que je mérite en tout cas.
Tout est de ma faute. Aucune intention de la part de Mr R. Childan ni de ses artisans ; mon avidité est seule à blâmer. On ne peut pas empêcher que les choses finissent par être compromises.
Il comptait lentement, à haute voix, puis il bondit sur ses pieds.
— Fichtrement stupide, dit-il d’une voix incisive.
Les brouillards se sont-ils dissipés ?
Il jeta un coup d’œil circulaire. L’aspect diffus subsistait, selon toute probabilité. C’était le moment d’apprécier le choix incisif du mot de saint Paul : vu obscurément à travers une glace ; ce n’est pas une métaphore, mais une allusion astucieuse à la distorsion optique. Au sens fondamental du mot, nous voyons vraiment comme les astigmates ; notre espace et notre temps sont des créations de notre propre psyché et, quand il y a défaillance momentanée… comme les troubles aigus de l’oreille moyenne… nous inclinons au mépris de notre centre de gravité, nous avons perdu tout sens de l’équilibre.
Il se rassit, mit la spirale d’argent dans la poche de sa veste, s’assit avec la serviette sur les genoux. Ce que je dois faire maintenant, se dit-il, c’est aller voir si cette construction malfaisante – comment l’homme l’a-t-il appelée… L’autoroute de l’Embarcadero… est toujours tangible.
Mais il avait peur.
Et cependant, se disait-il. Je ne peux pas me contenter de rester assis ici. J’ai du pain sur la planche, comme dit une vieille expression occidentale. Le travail doit être fait.
Dilemme.
Deux petits garçons chinois arrivaient en folâtrant bruyamment. Une bande de pigeons s’envola ; les garçons s’arrêtèrent.
— Dites donc, jeunes gens ! s’écria Mr Tagomi. (Il fouillait dans sa poche :) Venez par ici.
Les deux gosses approchèrent, sur leurs gardes.
— Voici une pièce. (Mr Tagomi leur lança une pièce ; ils se précipitèrent pour l’attraper.) Descendez jusqu’à Kearney Street et regardez s’il y a des vélos-taxis. Revenez me le dire.
— Vous nous donnerez une autre pièce ? dit l’un des garçons. Quand nous reviendrons ?
— Oui, dit Mr Tagomi. Mais dites-moi la vérité.
Les garçons partirent dans le sentier en courant.
S’il n’y en a pas, pensait Mr Tagomi, je serais bien avisé de me retirer dans un endroit bien clos et de me tuer. Il se cramponna à sa serviette. J’ai toujours l’arme ; aucune difficulté de ce côté.
Les gosses revenaient en courant.
— Si ! cria l’un d’eux. J’en ai compté six.
— J’en ai compté cinq, disait l’autre gosse, tout haletant.
— Vous êtes sûrs que c’étaient des vélos-taxis ? demanda Mr Tagomi. Vous avez vu distinctement les conducteurs pédaler ?
— Oui, monsieur, répondirent ensemble les deux garçons.
Il leur donna une pièce à chacun. Ils remercièrent et partirent en courant.
Retourner au bureau et au travail, se disait Mr Tagomi. Il se leva, cramponné à la poignée de sa serviette. Le devoir m’appelle. Encore une journée de travail de routine.
Il descendit encore une fois le sentier, jusqu’au trottoir.
— Taxi ! appela-t-il.
Un vélo-taxi se détacha du flot des voitures ; il vint s’arrêter le long du trottoir. La longue figure hâve du conducteur était luisante, sa poitrine se soulevait :
— Oui, monsieur.
— Conduisez-moi à l’immeuble du Nippon Times, dit Mr Tagomi.
Il escalada le siège et s’installa bien confortablement. Le conducteur partit au milieu des autres vélos-taxis et des voitures en pédalant furieusement.
Il était un peu moins de midi quand Mr Tagomi arriva au Nippon Times. Dans le hall, il demanda à une téléphoniste de le mettre en communication avec Mr Ramsey.
— Ici, Tagomi, dit-il quand il fut en ligne.
— Bonjour, monsieur. Me voici rassuré. Ne vous voyant pas, et éprouvant quelques appréhensions, j’ai téléphoné à votre domicile vers 10 heures, mais votre femme m’a dit que vous étiez parti pour une destination inconnue.
— Est-ce que cet affreux désordre a été déblayé ? demanda Mr Tagomi.
— Aucune trace.
— Absolument ?
— Ma parole, monsieur.
Satisfait, Mr Tagomi raccrocha et prit l’ascenseur.
Arrivé en haut, en entrant dans son bureau, il se livra à quelques investigations. Partout où son regard pouvait porter. Aucune trace, comme cela lui avait été promis. Il se sentit soulagé. Celui qui n’avait pas vu ne pouvait se douter de rien. L’historicité liée aux carreaux de nylon du sol…
Mr Ramsey le retrouva à l’intérieur.
— Votre courage, commença-t-il, fait l’objet d’un panégyrique dans le Times. Un article relatant…
Remarquant l’expression de physionomie de Mr Tagomi, il s’arrêta brusquement.
— Réponses à des questions urgentes, dit Mr Tagomi. Le général Tedeki ? C’est-à-dire Mr Yatabé ?
— Reparti en avion pour Tokyo dans le plus grand secret. On a tout fait pour dépister la meute.
Mr Ramsey croisa les doigts, pour symboliser leur espoir.
— Rendez-moi compte, s’il vous plaît, de ce qui s’est passé pour Mr Baynes.
— Je ne sais pas. Pendant votre absence, il a fait une brève apparition que l’on pourrait qualifier de furtive, mais il n’a rien dit. (Mr Ramsey hésitait :) Il est possible qu’il soit retourné en Allemagne.
— Il serait de loin préférable pour lui d’aller dans l’archipel métropolitain, dit Mr Tagomi, en se parlant plutôt à lui-même.
En tout cas, c’était avec le vieux général que l’affaire très importante dont il s’occupait était engagée. Et elle sort de ma compétence, se disait Mr Tagomi. Ma personne, mon bureau, ils en ont fait usage, ce qui était naturellement convenable et bien. J’étais leur… comment dit-on… leur couverture.
Je suis un masque, qui dissimule la réalité. Derrière moi, cachée, l’actualité fait son chemin, à l’abri des yeux indiscrets.
Étrange, se disait-il. Il est quelquefois vital de n’être qu’un front de carton, comme le carton d’une cible. Il y a un peu de satori là-dedans, si je pouvais seulement le saisir. Son but, dans un plan général destiné à créer l’illusion, ne peut être sondé. Loi de l’économie : rien ne se perd. Même l’irréel. Quel côté sublime dans le processus.
Miss Ephreikian, très agitée, fit son apparition.
— Mr Tagomi, c’est le standard qui m’envoie.
— Soyez calme, miss, dit Mr Tagomi. Le cours du temps nous presse, se dit-il.
— Monsieur, le consul d’Allemagne est ici. Il veut vous parler. (Son regard allait de Mr Ramsey à lui, et inversement ; son visage était d’une pâleur peu naturelle :) On dit qu’il était déjà dans la maison avant, on sait que vous…
Mr Tagomi lui fit signe de se taire.
— Mr Ramsey, rappelez-moi, voulez-vous, le nom de ce consul…
— Freiherr Hugo Reiss, monsieur.
— Maintenant je m’en souviens.
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