Il ne pouvait pas croire cela. Même si toute vie était détruite sur la planète, il devait y avoir quelque part une autre vie dont on ne savait rien. Il était impossible que ce monde soit le seul ; il devait y avoir d’autres mondes qui leur étaient invisibles, dans une région ou une dimension que leurs sens ne percevaient pas, tout simplement.
Bien que je sois incapable de le prouver, bien que ce ne soit pas logique, j’y crois, se disait-il.
— Meine Damen und Herren. Achtung, bitte ! dit un haut-parleur.
Le moment de l’atterrissage approche, se dit le capitaine Wegener. La Sicherheitsdienst sera sûrement là à m’attendre. La question est la suivante : quelle faction de la police sera représentée ? Celle de Goebbels ? Celle de Heydrich ? En admettant que le général SS Heydrich soit encore vivant. Pendant que j’étais à bord de cette fusée il a été peut-être arrêté et exécuté. Les choses vont vite pendant les périodes de transition, sous un régime totalitaire. En Allemagne nazie, bien des noms respectés ont été ensuite rayés de la liste des vivants.
Quelques minutes plus tard, la fusée ayant atterri, il était debout et se dirigeait vers la sortie, son pardessus sur le bras. Devant et derrière lui, des passagers pressés d’arriver. Pas de jeune artiste nazi, cette fois-ci. Pas de Lotze pour l’importuner sans cesse avec ses raisonnements idiots.
Un fonctionnaire de la compagnie en uniforme – habillé, remarqua Wegener, comme le maréchal du Reich lui-même – les aidait à descendre la rampe un par un, pour arriver au terrain. Là, un peu à l’écart de la foule, il y avait un petit groupe de chemises noires. Pour moi ? Wegener ralentit le pas pour s’éloigner du vaisseau. Un peu plus loin un groupe d’hommes, de femmes et même d’enfants attendaient en agitant la main, en appelant.
L’un des hommes en chemise noire, un garçon blond au visage plat et impassible, portant l’insigne des Waffen-SS, s’approcha très correctement de Wegener, claqua des talons, salua et dit :
— Ich bitte mich zu entschuldigen. Sind sie nicht Kapitan Rudolf Wegener, von der Abwehr ?
— Désolé, répondit Wegener, je suis Conrad Goltz, représentant en fournitures médicales de l’A.G. Chemie.
Il s’apprêtait à continuer. Deux autres chemises noires, également Waffen-SS, vinrent au-devant de lui. Les trois hommes l’entourèrent ; bien que continuant à marcher de son pas normal, dans la direction choisie par lui, il se trouvait brusquement en état effectif d’arrestation. Deux des Waffen-SS avaient une mitraillette sous leur manteau.
— Vous êtes Wegener, dit l’un d’eux au moment où ils entraient dans le bâtiment.
Il ne répondit rien.
— Nous avons une voiture, continua l’homme des Waffen-SS. Nous avons reçu pour instructions de vous attendre à la descente de la fusée, de prendre contact avec vous et de vous mener immédiatement au général SS Heydrich qui est avec Sepp Dietrich à l’OKW de la Leibstandarte Division. En particulier, nous ne devons pas vous laisser approcher par des hommes appartenant à la Wehrmacht ou au Parti.
Alors je ne serai pas abattu, se dit Wegener. Heydrich est vivant, en lieu sûr, et il essaie de renforcer sa position contre le gouvernement Goebbels.
Ce gouvernement Goebbels finira peut-être par tomber, se disait-il au moment où on le faisait monter dans la conduite intérieure Daimler de l’état-major SS. Un détachement de Waffen-SS relevé tout à coup pendant la nuit ; les gardes de la Chancellerie du Reich remplacés. Les postes de police de Berlin vomissant soudain des hommes armés de la S.D. dans toutes les directions. Les stations de radio, le courant électrique coupé, Tempelhof fermé. Le roulement des gros canons dans les rues principales obscures.
Quelle importance ? Même si le Dr Goebbels est déposé et l’Opération Pissenlit annulée ? Ils existeraient toujours, les chemises noires, les membres du Parti, leurs projets. Si ce n’était pas en Orient, ce serait quelque part ailleurs. Sur Mars et Vénus.
Rien d’étonnant à ce que Mr Tagomi ne pût supporter cela plus longtemps, se disait-il. Le terrible dilemme de nos existences. Quoi qu’il arrive, c’est hors de comparaison, mauvais. Pourquoi lutter, dans ce cas ? Pourquoi choisir ? Si les issues sont toutes identiques.
Évidemment, nous allons de l’avant, comme nous avons toujours fait. Au jour le jour. En ce moment nous travaillons contre l’Opération Pissenlit. Plus tard, à un autre moment, nous travaillerons à amener la défaite de la police. Mais nous ne pouvons pas le faire tout de suite ; c’est une succession de faits, un processus qui se déroule. Nous pouvons seulement contrôler l’issue en effectuant un choix à chaque étage.
Nous pouvons seulement espérer. Et essayer.
Dans un autre monde, il n’en serait peut-être pas de même. C’est peut-être mieux. Il y a une alternative bien nette entre le bon et le mauvais. Il n’y a pas de ces juxtapositions obscures, de ces mélanges sans que nous disposions de l’outil convenable pour en dissocier les éléments.
Nous n’avons pas le monde idéal, tel que nous voudrions l’avoir, un monde où il est facile de savoir ce qui est moral parce qu’il est facile d’avoir connaissance des choses. Où l’on peut agir bien sans avoir à faire d’effort parce qu’on peut reconnaître ce qui est évident.
La Daimler démarra. Le capitaine Wegener était à l’arrière, encadré par deux chemises noires, la mitraillette sur les genoux. Une chemise noire au volant.
Supposons qu’ils soient, même en ce moment, en train de me tromper, se disait Wegener tandis que la conduite intérieure se faufilait à grande vitesse dans la circulation de Berlin. Ils ne m’emmènent pas auprès du général SS Heydrich à la Leibstandarte Division OKW ; ils m’emmènent dans une geôle du Parti, pour me torturer et me tuer ensuite. Mais j’ai choisi : retourner en Allemagne ; j’ai choisi de risquer d’être pris avant d’avoir pu me mettre sous la protection des gens de l’Abwehr.
La mort à tout moment, une avenue qui s’ouvre devant nous en tous lieux. Et nous choisirons, malgré nous. Ou bien nous abandonnerons et prendrons délibérément ce chemin-là. Il regardait défiler les maisons de Berlin. Mon propre Volk, se disait-il ; toi et moi, nous voici réunis à nouveau.
— Où en sont les événements ? demanda-t-il aux trois SS. Quels récents développements de la situation politique ? J’ai été absent depuis plusieurs semaines, je suis parti avant la mort de Bormann, en fait.
— Il y a naturellement une nombreuse populace hystérique pour soutenir le petit docteur, dit celui qui était à sa droite. C’est la populace qui l’a porté au pouvoir. Cependant, il est peu vraisemblable que lorsque des éléments plus modérés pourront prendre le dessus, ils continuent de soutenir un infirme et un démagogue qui ne tient qu’en excitant et en ensorcelant les masses avec ses mensonges.
— Je vois, dit Wegener.
Ça continue, se dit-il. Les haines intestines. La semence se trouve peut-être ici, ou là. Ils s’entre-dévoreront et nous laisseront vivants, nous, les rescapés. Assez nombreux pour construire une fois de plus et dresser quelques plans simples.
Juliana Frink parvint à Cheyenne, dans le Wyoming, à 1 heure de l’après-midi. Dans le quartier des affaires, en face de l’ancien dépôt des chemins de fer, elle s’arrêta devant un bureau de tabac et acheta deux journaux de l’après-midi. Garée le long du trottoir, elle chercha jusqu’à ce qu’elle ait trouvé le titre qui l’intéressait.
SANGLANTE FIN DE VACANCES
Recherchée pour être interrogée sur la mort tragique et sanglante de son mari dans la chambre somptueuse qu’ils occupaient à Denver à l’hôtel Président Garner, Mrs Joe Cinnadella, de Canon City, est, d’après les déclarations des employés de l’établissement, partie immédiatement après ce qui a dû être le point culminant d’une querelle de ménage. Des lames de rasoir retrouvées dans l’appartement – qui, par une ironie du sort, sont celles que l’hôtel fournit gratuitement à ses clients – ont apparemment servi à Mrs Cinnadella pour couper la gorge de son mari. On la décrit comme une femme brune, séduisante, mince et élégante, d’une trentaine d’années. Le corps a été trouvé par Théodore Ferris, un employé de l’hôtel qui avait pris une heure plus tôt des chemises de Cinnadella pour les faire repasser et qui, au moment de les rapporter comme on le lui avait demandé, s’est trouvé devant ce spectacle épouvantable. D’après la police, l’appartement a conservé des traces de lutte faisant penser à une discussion violente…
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