— Merci.
Il l’avait oubliée dans le funiculaire. Il tendit la main pour la reprendre, puis se baissa au moment où le funiculaire se remettait en marche. Le contenu de cette serviette est de grande valeur, se dit-il. Un Colt 44 de collection. Il le gardait constamment à portée de la main, pour le cas où les apaches vindicatifs de la S.D. essaieraient de lui rendre la pareille. On ne sait jamais. Et cependant Mr Tagomi avait l’impression que malgré l’excuse représentée par ce qui était arrivé, ce comportement avait de sa part quelque chose de névrotique. Je ne devrais pas y céder, se disait-il encore une fois en marchant avec sa serviette à la main. Contrainte – obsession – phobie. Mais il ne pouvait s’en libérer.
Cette chose, je la tiens, elle me tient, se disait-il.
Ai-je donc perdu la possibilité de prendre du plaisir à collectionner ? se demandait-il. Est-ce que le souvenir de ce que j’ai fait vient tout corrompre ? Et le goût de la collection serait atteint dans sa totalité, non pas seulement mon attitude à l’égard de cet objet en particulier ? Point essentiel d’une région où je m’attardais avec tant de satisfaction.
Il héla un vélo-taxi et se fit conduire dans Montgomery Street, au magasin de Robert Childan. Il faut trouver. Il reste un fil conducteur, qui me relie à la région où s’exerce la volonté. Je puis peut-être ruser avec mes tendances à l’anxiété. Échanger le revolver contre un objet d’une historicité plus reconnue. Ce revolver a pour moi trop de subjectivité historique… et du genre qui ne convient pas. Mais cela se termine avec moi ; personne d’autre que moi ne peut l’éprouver avec ce revolver. C’est uniquement à l’intérieur de ma psyché.
Que je me libère, décidait-il tout énervé. Quand le revolver s’en va, il laisse tout le nuage du passé. Parce que cela ne se trouve pas seulement dans ma psyché ; cela se trouve – comme on l’a toujours dit dans la théorie de l’historicité – aussi bien dans le revolver. Nous sommes à égalité !
Il arrivait au magasin. Où j’ai traité tant de questions, se disait-il en payant le conducteur. À la fois d’affaires publiques et privées. Il se hâta d’entrer, tenant toujours sa serviette.
À la caisse enregistreuse, Mr Childan était en train de polir un objet avec un chiffon.
— Mr Tagomi, dit Childan en s’inclinant.
— Mr Childan, dit Tagomi, en s’inclinant à son tour.
— Quelle surprise ! Je suis tout ému.
Childan reposa l’objet et le chiffon. Il fit le tour du comptoir et s’approcha. Le rituel habituel, les salutations et ainsi de suite. Cependant, Mr Tagomi trouvait son hôte différent de ce qu’il était habituellement. Plutôt éteint. Une amélioration, estimait-il. Il était toujours un petit peu bruyant, criard, agité. Mais ce changement pouvait être aussi un mauvais présage.
— Mr Childan, dit Mr Tagomi en posant sa serviette suc le comptoir et en tirant la fermeture à glissière, je voudrais échanger un objet que je vous ai acheté il y a plusieurs années. Vous faites ce genre d’opération, si mes souvenirs sont exacts.
— Oui, dit Mr Childan, ça dépend des conditions. (Il ne le quittait pas des yeux.)
— Revolver Colt 44, dit Mr Tagomi.
Ils restèrent tous les deux sans rien dire, ils regardaient le revolver couché dans sa boîte de bois de teck ouverte avec son carton de munitions entamé.
Mr Childan semblait légèrement refroidi. Ah ! comprit Mr Tagomi. Bon, qu’il en soit ainsi.
— Vous n’êtes pas intéressé ? demanda-t-il.
— Non, monsieur, dit Mr Childan sur un ton guindé.
— Je n’insisterai pas.
Il ne se sentait aucune force. Je cède. Yin, l’adaptation, la réceptivité, règne sur moi, je le crains…
— Pardonnez-moi, Mr Tagomi.
Mr Tagomi s’inclina, rangea le revolver, les munitions, la boîte, dans sa serviette. C’est le destin. Je dois conserver cet objet.
— Vous paraissez… tout à fait déçu, dit Mr Childan.
— Vous l’avez remarqué.
Il était bouleversé ; avait-il laissé paraître à la vue de tous son univers intime ? Il haussa les épaules. C’était certainement cela.
— Y avait-il une raison spéciale pour que vous désiriez échanger cet article ? dit Mr Childan.
— Non, dit-il, dissimulant une fois de plus son univers intime – comme on doit le faire.
Après avoir hésité, Mr Childan dit :
— Je… me demande si cet objet vient de chez moi. Je ne tiens pas cet article.
— J’en suis sûr, dit Mr Tagomi. Mais cela n’a pas d’importance. J’accepte votre décision. Je ne suis pas vexé.
— Monsieur, dit Childan, permettez-moi de vous montrer ce qui vient de me rentrer. Vous avez un instant ?
Mr Tagomi sentit naître l’agitation intérieure bien connue.
— Quelque chose qui présente un intérêt exceptionnel ?
— Venez.
Childan montrait le chemin à travers le magasin. Mr Tagomi suivait.
À l’intérieur d’une vitrine fermée à clef, sur des plateaux de velours noir, reposaient de petites spirales métalliques, affectant un vestige de forme plutôt qu’une forme bien définie. Mr Tagomi se pencha pour les examiner et ces objets lui donnèrent une impression étrange.
— Je les montre impitoyablement à tous mes clients, dit Robert Childan. Savez-vous ce que c’est ?
— Des bijoux, semble-t-il, dit Mr Tagomi qui avait remarqué une broche.
— Ce sont des objets de fabrication américaine. Bien sûr. Mais, monsieur, ils ne sont pas anciens.
Mr Tagomi leva les yeux.
— Non, monsieur, ce sont des objets modernes. (Les traits pâles et tirés de Mr Childan étaient bouleversés par la passion :) C’est la vie nouvelle de mon pays, monsieur. Le commencement de quelque chose sous la forme de semences minuscules mais impérissables. Des semences de beauté.
Avec un véritable intérêt, Mr Tagomi prit le temps d’examiner plusieurs pièces en les tenant à la main. Oui, elles sont animées par quelque chose de nouveau, dit-il. Ici la Loi du Tao se trouve vérifiée ; lorsque le yin se développe partout, le premier éclat de lumière se met à vivre soudain dans les ténèbres les plus profondes, nous sommes tous familiarisés avec ce phénomène ; nous l’avons vu se produire déjà, comme je le vois moi-même aujourd’hui. Et pourtant ce ne sont pour moi que des débris de métal. Je ne parviens pas à être pris, comme l’est Mr Childan, ici présent. Malheureusement pour nous deux. Mais c’est ainsi.
— Tout à fait ravissant, dit-il en reposant les bijoux.
— Monsieur, ça ne se produit pas instantanément, dit Mr Childan d’une voix énergique.
— Pardon ?
— La nouvelle façon de voir dans votre cœur.
— Vous êtes converti, dit Mr Tagomi. Je voudrais pouvoir l’être. Mais je ne le suis pas.
Il s’inclina.
— À une autre fois, dit Mr Childan en l’accompagnant jusqu’à l’entrée du magasin.
Il ne fit pas le geste de montrer d’autres articles, et Mr Tagomi le remarqua.
— Votre assurance est d’un goût douteux, dit Mr Tagomi. Elle ressemble à une insistance maladroite.
Mr Childan ne parut pas gêné.
— Pardonnez-moi, dit-il, mais je suis sincère. Je sens en puissance dans ces objets très exactement le germe de l’avenir.
— Qu’il en soit ainsi, dit Mr Tagomi. Mais votre fanatisme anglo-saxon ne m’impressionne pas. (Il sentait néanmoins un certain renouveau d’espoir. Son espoir à lui, en propre.) Bonjour, dit-il en s’inclinant. Je reviendrai vous voir un de ces jours. Nous pourrons peut-être examiner votre prophétie.
Mr Childan s’inclina sans rien dire.
Mr Tagomi s’en alla, portant toujours sa serviette contenant le Colt 44. Je m’en vais comme je suis venu, se disait-il. Toujours en train de chercher. Manquant toujours de ce qu’il me faut si je dois retourner dans le monde.
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