Et cependant, à la lumière du soleil, le triangle d’argent brillait. Il réfléchissait ses rayons. Feu, se dit Mr Tagomi. Un objet ni humide ni obscur. Ni lourd ni inerte, mais vibrant de vitalité. Le royaume d’en haut, l’incarnation du yang : l’empyrée, l’éther. Comme il convient à une œuvre d’art. Oui, c’est un travail d’artiste : il extrait la roche des ténèbres silencieuses du sol, il la transforme en cet objet brillant qui réfléchit la lumière du ciel.
Il a animé ce qui était mort. Le cadavre transformé en vision féerique ; le passé a cédé la place à l’avenir.
Lequel des deux es-tu ? demandait-il à la spirale d’argent. Le yin sombre et mort ou le yang brillant et vivant ? Dans sa main, la spirale d’argent dansait et l’aveuglait ; il loucha et ne vit plus que le jeu du feu.
Corps yin, âme yang. Le métal et le feu unifiés. L’extérieur et l’intérieur ; un microcosme dans le creux de ma main.
Quel est l’espace dont parle cet objet ? Ascension verticale. Vers le ciel. De quel temps ? Dans le monde de lumière de ce qui est changeant. Oui, cet objet a dégagé son principe : la lumière. Et mon attention est fixée. Je ne peux détourner les yeux. Je suis ensorcelé par cette surface brillante hypnotique et j’ai perdu tout contrôle. Je ne suis plus libre d’abandonner.
Maintenant, parle-moi, lui dit-il. Maintenant que tu m’as pris au piège. Je veux entendre ta voix sortir de cette lumière blanche aveuglante comme on s’attend seulement à le voir dans la seconde existence du Bardo Thödol. Mais il ne faut pas que je sois obligé d’attendre la mort, la libération de mon âme et sa quête d’une nouvelle enveloppe. Toutes les divinités terrifiantes et bénéfiques, nous les éviterons, de même que les lumières fumeuses. Et les couples en train de forniquer. Tout, à l’exception de cette lumière. Je suis prêt à la regarder sans crainte en face. Remarque, je ne bronche pas.
Je me sens entraîné par les vents brûlants du karma. Je reste cependant ici. Mon entraînement a été bien mené : je ne dois pas me dérober à la brillante lumière blanche, car, si je le faisais, je rentrerais dans le cycle de la naissance et de la mort, je ne connaîtrais jamais la liberté, je n’obtiendrais jamais de répit. Le voile de maya tomberait encore une fois si…
La lumière disparut.
Il ne tenait plus qu’un terne triangle d’argent. L’ombre avait intercepté le soleil. Mr Tagomi leva les yeux.
Grand, vêtu de bleu, un agent de police était à côté de son banc, il souriait.
— Hein ? dit Mr Tagomi en sursautant.
— J’étais en train de vous regarder vous amuser avec ce jeu de patience.
L’agent repartait sur le sentier.
— Jeu de patience, répéta Mr Tagomi. Ce n’est pas un jeu de patience.
— Ce n’est pas l’un de ces petits jeux de patience qu’il s’agit de démonter ? Mon gosse en a un tas comme ça. Certains sont très durs.
L’agent continua son chemin.
Tout gâché, se dit Mr Tagomi. Ma chance d’accéder au nirvâna. Partie. J’ai été interrompu par ce barbare blanc, ce Yankee du Néanderthal. Cet homme inférieur qui croit que je m’amuse à des jeux d’enfant.
Il se leva du banc et fit quelques pas d’une démarche incertaine. Je dois me calmer. Ces injures abominables racistes des basses classes, en jargon, ne sont pas dignes de moi.
Des passions incroyables n’apportant aucune rédemption se heurtent dans ma poitrine. Il traversa le parc. Continuer à marcher, se disait-il. La catharsis par le mouvement.
Il arriva à la lisière du parc. Trottoir, Kearny Street. Circulation intense et bruyante. Mr Tagomi s’arrêta au bord du trottoir.
Pas de vélos-taxis. Il suivit donc le trottoir, se mêlant à la foule. Jamais possible d’en avoir un quand on en a besoin.
Dieu, qu’est-ce que c’est que ça ? Il s’arrêta, bouche bée, devant une chose hideuse qui se dressait à l’horizon. Comme une « chenille » de fête foraine. Un énorme édifice de métal et de ciment.
Mr Tagomi avisa un passant, un homme mince au costume fripé.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il, l’index tendu.
— Affreux, n’est-ce pas ? dit l’homme avec un sourire narquois. C’est l’autoroute de l’Embarcadero. Il y a un tas de gens qui disent que ça gâche complètement la vue.
— Je ne l’avais jamais vu jusqu’ici, dit Mr Tagomi.
— Vous avez bien de la chance, dit l’homme en s’en allant.
Un rêve insensé, se disait Mr Tagomi. Il faut que je me réveille. Où sont les vélos-taxis aujourd’hui ? Il hâta le pas. Tout le panorama avait quelque chose de sombre ; d’enfumé, de funéraire. Une odeur de brûlé. Des immeubles gris et tristes, le trottoir où les gens allaient avec une précipitation particulière. Et toujours pas de vélo-taxi !
— Taxi ! criait-il en continuant à marcher aussi vite qu’il pouvait.
Sans espoir. Seulement des voitures et des autobus. Des voitures comme des pelles-mécaniques, aux formes bizarres. Il ne voulait pas les voir ; il gardait les yeux fixés droit devant lui. Il pensait : distorsion oculaire particulièrement grave. Perturbation de mon sens de l’espace. L’horizon basculait. C’était comme un astigmatisme mortel frappant sans avertissement.
Il lui fallait quelque répit. Devant lui, un restaurant crasseux. À l’intérieur, des Blancs seulement, en train de prendre leur repas. Mr Tagomi ouvrit les portes de bois. Parfum du café. Un juke-box grotesque hurlant dans un coin ; il fit une grimace et s’approcha du comptoir. Tous les tabourets étaient occupés par des Blancs. Mr Tagomi poussa une exclamation. Plusieurs Blancs levèrent la tête. Mais personne ne quitta sa place. Personne ne lui donna son tabouret. Ils se contentaient de continuer à manger.
— J’insiste ! dit Mr Tagomi à voix haute au Blanc le plus rapproché. (Il criait dans l’oreille de cet homme.)
Celui-ci posa sa tasse de café et dit :
— Fais gaffe, Tojo.
Mr Tagomi regardait les autres Blancs ; ils l’examinaient tous avec une expression d’hostilité. Mais personne ne bougeait.
L’existence Bardo Thödol, se disait Mr Tagomi. Les vents bouillants qui me poussent on ne sait où. C’est une vision… de quoi ? Est-ce que l’âme peut supporter cela ? Oui, le Livre des Morts nous y prépare ; après la mort nous avons une vision fugitive des autres, mais tout nous apparaît comme hostile. On reste isolé. Privé de secours quel que soit le côté vers lequel on se tourne. Le terrible voyage – et toujours les domaines de la souffrance, de la renaissance, prêts à recevoir l’esprit en fuite, démoralisé. Les tromperies.
Il s’éloigna en courant du comptoir. Les portes se refermèrent pivotant derrière lui ; une fois de plus il se trouvait sur le trottoir.
Où suis-je ? Hors de mon univers, de mon espace et de mon temps.
Le triangle d’argent m’a désorienté. J’ai quitté mes marécages et depuis je ne repose sur rien. C’est trop pour ce que je peux essayer de faire. Une leçon pour moi éternelle. On cherche un démenti à ses perceptions – pourquoi ? On peut donc errer complètement perdu, sans panneaux indicateurs ni guide ?
Cette situation hypnagogique. Faculté d’attention diminuée jusqu’à cet état de pénombre ; le monde extérieur prend un aspect purement symbolique, un aspect d’archétype totalement confus, fait d’éléments dépourvus de conscience. Caractéristique du somnambulisme engendré par l’hypnose. Il faut arrêter cette terrible glissade dans les ténèbres ; retrouver la concentration et restaurer ainsi le centre de l’ego.
Il fouilla dans ses poches à la recherche du triangle d’argent. Disparu. Laissé sur le banc dans le parc, avec la serviette. Catastrophe.
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