Cette pensée avait déjà effleuré Galilée, et il s’en voulut d’avoir oublié de la noter dans son Sidereus Nuncius. Puis il se souvint : Vénus était derrière le soleil, l’hiver précédent, quand il écrivait le livre, et, n’ayant pas pu vérifier la justesse de cette hypothèse, il s’était dit qu’il valait mieux la garder pour lui.
Mais à présent il orientait son meilleur occhialino vers Vénus lorsqu’elle apparaissait dans le ciel, après le coucher du soleil. Pendant les premières nuits d’observation, elle était très bas sur l’horizon, un petit disque plein. Et puis, alors que les semaines s’écoulaient, elle monta plus haut dans le ciel et se mit à grossir, déformée – peut-être gibbeuse. Finalement, la lunette révéla qu’elle avait la forme d’une petite demi-lune, et Galilée écrivit à Castelli pour l’en informer. Ensuite, lorsqu’elle commença à replonger vers l’horizon au cours de sa première apparition, au crépuscule, il était clair qu’elle était cornue. L’objectif de la dernière lunette de Galilée était une très bonne lentille, qu’il avait polie lui-même, et dans l’oculaire l’image de Vénus brillait, un croissant très net, une miniature de la nouvelle lune qui venait de se coucher une heure plus tôt.
Se relevant tout droit, alors qu’il regardait le petit point brillant, blanc, sentant que, juste au-dessous de l’horizon, la Lune continuait à projeter sa lumière dans l’air nocturne, Galilée vit tout se mettre en place dans son esprit. La sphère de Vénus et la sphère de la Terre tournaient toutes les deux autour du Soleil ; la sphère de la Lune tournait autour de la Terre ; les sphères des quatre lunes de Jupiter tournaient autour de la sphère de Jupiter, qui tournait lentement autour du Soleil. Saturne, qui était plus loin, était plus lente ; Mercure, la plus rapide de toutes, était là, à l’intérieur de l’orbite de Vénus, où elle était difficile à repérer. Peut-être qu’avec une assez bonne lunette on verrait aussi ses cornes, parce qu’elle aussi, certainement, devait traverser des phases. Si proche du Soleil, quand elle était visible, elle ne devait pas être loin de son premier quartier. Plus loin de la Terre, Mars orbitait entre la Terre et Jupiter, suffisamment proche toutefois de la Terre pour justifier son étrange mouvement d’aller et retour, un changement de perspective créé par les deux orbites.
Tout le système se réduisait à une affaire de cercles tournant dans d’autres cercles. Copernic avait vu juste. Son système impliquait que Vénus connaisse des phases, et c’était bien le cas ; alors que la théorie de Ptolémée, dont les péripatéticiens se faisaient les avocats, rejetait précisément ces phases, puisque Vénus était censée tourner autour de la Terre, comme le Soleil, et tous les autres corps célestes. Les phases de Vénus étaient une sorte de preuve, ou du moins un indice particulièrement parlant. La formulation ébouriffante et malcommode de Tycho Brahe, selon laquelle les planètes tournaient autour du Soleil tandis que le Soleil tournait autour de la Terre, faisait également état de ces apparitions particulières, mais c’était une explication ridicule à tous les autres points de vue, notamment au regard du principe d’économie. Non, c’était Copernic qui expliquait le mieux les phases de Vénus. Elles étaient le signe le plus criant que Galilée ait jamais vu – pas précisément une preuve, mais un point incroyablement convaincant. Toutes ces années à Padoue, il avait enseigné Aristote et Copernic, et même Tycho, en pensant qu’ils se contentaient tous de tourner autour du pot sans expliquer en aucune façon ce qui se passait. La vision copernicienne exigeait que la Terre fut en mouvement, ce qui paraissait faux. Et le plus virulent avocat de Copernic, Kepler, tenait des propos tellement alambiqués et tirés par les cheveux qu’il ne pouvait espérer convaincre personne. Et pourtant c’était là, les faits dans toute leur réalité – le cosmos révélé d’un seul coup comme étant d’une façon plutôt que d’une autre. La Terre sous ses pieds tournait sur elle-même, et elle était en orbite autour du Soleil. Des cercles dans des cercles.
Galilée vibrait comme une cloche. Sa chair bourdonnait comme le bronze, ses cheveux se dressaient sur sa tête. La manière dont l’univers marchait… ça devait être ça ; et il vibrait. Il dansait. Il faisait des tours autour de son occhialino comme la Terre tournait autour du Soleil, virevoltant en un lent pas de quatre alors qu’il décrivait sa petite orbite sur l’ altana, les bras tournoyant, les doigts dirigeant la musique des sphères, qui, malgré la folie de Kepler, paraissait tout à coup plausible. En vérité, un chœur audible tintait maintenant en silence dans ses oreilles.
C’est alors qu’on frappa à la porte, juste en dessous. Il interrompit sa danse dans un brusque sursaut et regarda au pied de l’escalier qui courait à l’extérieur de la maison.
Cartaphilus se tenait devant la grille d’entrée, une lanterne sourde à la main, les yeux rivés sur Galilée. Celui-ci dévala vivement les marches et leva le poing comme pour le frapper.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-il d’une voix furieuse, retenue. Il est revenu ?
Cartaphilus hocha la tête.
— Il est là.
Lorsqu’elle vit que ce n’était pas que je me refusais à parler, mais que, frappé de stupeur, je ne le pouvais point, elle posa doucement sa main sur mon sein et dit : « Ce n’est rien de grave, un simple accès d’amnésie, le mal ordinaire des esprits égarés. Il s’est un moment oublié lui-même, mais il se reconnaîtra bientôt lorsqu’il m’aura reconnue.
Pour que ce soit plus facile pour lui, je vais effacer de ses yeux un peu du nuage aveuglant du monde. »
Boèce,
La Consolation de la philosophie
Galilée s’approcha à grands pas de la porte et l’ouvrit à l’instant même où l’on y frappait à nouveau. Le grand étranger lui faisait face et le regardait de toute sa hauteur, la grosse mallette de son perspicullum à ses pieds. Il avait l’air tout excité, et ses yeux brillaient comme des flammes noires.
Galilée sentit le sang battre à ses tempes.
— Vous m’avez déjà retrouvé…
— Oui, répondit l’homme.
— C’est le serviteur que vous m’avez collé dans les pattes qui vous a dit où j’étais ? demanda Galilée avec un mouvement du pouce vers Cartaphilus, qui arborait un air de chien battu.
— Je savais où vous étiez. Êtes-vous disposé à faire un autre voyage nocturne ?
Galilée avait la bouche sèche. Il s’efforçait de se rappeler autre chose que cette parcelle de bleu. Les gens bleus…
— Oui, répondit-il avant de savoir ce qu’il allait dire.
L’étranger hocha la tête d’un air morne et jeta un coup d’œil à Cartaphilus, qui franchissait la porte d’entrée pour s’emparer de la mallette et la traîner sur les dalles de la cour. Jupiter était très bas sur le ciel, au-dessus du Scorpion, encore pris dans les branches des arbres.
Le lourd perspicullum de l’étranger paraissait plus compliqué qu’un simple télescope. Galilée aida Cartaphilus à installer le trépied et à soulever le gros tube, qui paraissait fait d’un métal similaire à l’étain, mais plus lourd que l’or. Lorsqu’ils eurent monté le système sur son support, ils le braquèrent vers Jupiter, le réglage paraissant se faire tout seul. Galilée déglutit péniblement, se sentant à nouveau la bouche sèche, en proie à une appréhension pour laquelle il n’avait pas de nom. Il s’assit sur son tabouret, regarda dans la lentille étrangement lumineuse de l’oculaire. Et chuta – dedans – vers le haut.
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