— Encore une raison pour laquelle votre sécurité sera moins assurée…
— Je sais cela. Mais il faut que je puisse travailler. Il faut que j’arrive à joindre les deux bouts. Aucune de ces deux choses n’a été possible pour moi à Padoue. Le Sénat aurait pu faire en sorte que j’y parvienne, mais il ne l’a pas fait. Ils me payaient mal, la charge de travail était excessive. Et jamais ils ne m’auraient payé pour me permettre de faire mon propre travail.
— Certes, acquiesça Sarpi avec un sourire affectueux. Si vous voulez pouvoir faire vos recherches, il vous faut un protecteur.
— Mais je travaille dur !
— Je le sais.
— Et ce sera un travail utile, pour Cosme et pour tout le monde.
— Je le sais bien. Je souhaite que vous puissiez poursuivre vos recherches, vous le savez. Dieu vous bénisse pour cela, et je suis sûr qu’il le fera. Mais vous devrez faire attention à ce que vous direz.
— Je sais.
Galilée n’avait pas envie d’être d’accord. Il ne voulait jamais être d’accord ; être d’accord, c’était pour les autres, c’était aux autres d’être d’accord avec lui, après ne pas avoir été d’accord. Les gens se rendaient toujours à sa logique supérieure et à son intense façon de débattre. Dans le débat, il était outrecuidant et sarcastique, drôle et intelligent, vraiment intelligent dans la mesure où il n’était pas seulement rapide mais aussi pénétrant. Personne n’aimait débattre avec Galilée.
Avec Sarpi, ce n’était pas pareil. Jusqu’à ce jour, dans la vie de Galilée, Sarpi avait été une sorte de protecteur, et bien davantage encore : un mentor, un confesseur, un scientifique comme lui, une figure paternelle. Et encore maintenant, alors que Galilée quittait la Venise bien-aimée de Sarpi, un ami proche. Son visage balafré, massacré par les fonctionnaires meurtriers du pape, exprimait en cet instant une sincère préoccupation en même temps que de l’amour et une indulgente affection – amorevolezza. Il n’était pas d’accord avec Galilée, mais il était fier de lui. C’était la figure que vous vouliez que votre père fasse en vous regardant. C’était indéniable. Galilée ne pouvait qu’incliner la tête et étancher ses larmes. Parce qu’il était obligé de partir.
Or donc, après des mois de préparation, Galilée partit s’installer à Florence, laissant derrière lui non seulement Marina et le petit Vincenzio, mais aussi tous ses étudiants, ainsi que la plupart de ses serviteurs et artisans, y compris Mazzoleni et sa famille.
— Je n’aurai plus besoin d’atelier, expliqua sèchement Galilée. Je suis un philosophe, maintenant.
Cela semblait tellement ridicule qu’il ajouta :
— Les mécaniciens du grand-duc seront à ma disposition si j’ai besoin de quelque chose.
En d’autres termes, plus de boussoles. Plus de Padoue. Il disait au revoir à son passé, et ne voulait rien emporter avec lui.
— Vous pourrez continuer à fabriquer les boussoles ici, dit-il à Mazzoleni, avant de tourner les talons et de quitter l’atelier.
À l’origine, c’était pour cela que Mazzoleni avait été embauché. Évidemment, les boussoles ne se vendraient pas très bien sans le cours que Galilée donnait pour les utiliser, mais il restait quelques manuels d’instruction ; c’était toujours mieux que rien. Et puis il y avait du travail partout dans Padoue pour les artisans.
La grande maison de la Via Vignali fut donc vidée, ses occupants dispersés. Un jour, en automne, elle fut restituée à son propriétaire, et tout ce petit univers disparut à jamais.
À Florence, Galilée avait loué en hâte une maison qui se dressait un peu trop près de l’Arno mais qui possédait un petit toit en terrasse pour ses observations nocturnes – ce que les Vénitiens appelaient une altana. Il se disait qu’il pourrait toujours trouver un meilleur endroit par la suite. Qui plus est, une de ses nouvelles connaissances, un jeune et beau noble florentin appelé Filippo Salviati, lui assura qu’il pourrait passer tout le temps qu’il voudrait au palais Salviati, en ville, et dans sa villa, la Villa delle Selve, située dans les collines à l’ouest de Florence. Galilée en fut heureux. Dans son quartier, il trouvait désagréables les effluves du fleuve et la proximité de sa mère. Depuis la mort de son père, il entretenait la vieille harpie dans une maison qu’il louait dans un quartier pauvre de la ville, mais il ne lui rendait jamais visite et ne comptait pas davantage le faire maintenant. Il emploierait mieux son temps chez Salviati, à écrire des livres et à discuter de questions philosophiques avec son nouvel ami et le cercle de relations de ce dernier – des hommes de grande qualité. Quand Cosme aurait besoin de lui, il pourrait se rendre en ville rapidement, sans avoir à s’efforcer d’éviter sa mère, ni à craindre de tomber sur elle par hasard.
Fra Paolo, qui était au courant de cette crainte, avait suggéré que Galilée tente de se réconcilier avec elle, mais il ne connaissait pas la moitié de l’histoire. En vérité, il n’en connaissait pas le centième. Galilée avait récemment reçu de sa mère une lettre lui souhaitant un bon retour dans sa « ville natale », et lui demandant de passer la voir, car il lui manquait cruellement. Galilée tiqua en lisant ces lignes ; c’était un élément nouveau à ajouter à tout le reste de ce qui lui collait à la mémoire, dans le coussin à épingles qui lui servait de cerveau. Lors de leur départ de la Via Vignali, la cuisinière avait trouvé une lettre oubliée par un serviteur qu’elle avait flanqué à la porte, un certain Alessandro Piersanti, qui avait naguère travaillé à Florence pour la vieille carne. Giulia lui avait écrit :
Puisque votre maître se montre si ingrat avec vous comme avec tout le monde et qu’il a tellement de lunettes, vous pourriez très facilement lui en prendre trois ou quatre, les mettre au fond d’une petite boîte, la remplir avec des pilules d’Acquapendente, et m’envoyer tout cela.
Après quoi, poursuivait-elle, elle les vendrait et partagerait le butin avec lui.
« Jésus Christ ! s’était écrié Galilée. Sur la croix, les larrons ! »
Il avait jeté la lettre, dégoûté. Et puis il l’avait ramassée et rangée dans ses dossiers, au cas où elle pourrait lui être utile un jour. Elle était datée du 9 janvier de cette année-là – c’est-à-dire que, la semaine même où Galilée découvrait les Étoiles Médicéennes et changeait les cieux pour toujours, sa propre mère conspirait de lui voler les lentilles de son télescope, chez lui, dans sa maison, et de les vendre pour son propre compte !
« Jésus fils de Marie ! Et pourquoi ne pas tout simplement m’arracher les yeux de la tête ? »
Telle était, en effet, sa mère. Giulia Galilei, suborneuse de serviteurs, voleuse du cœur de son travail. Il résiderait à la villa de Salviati dans toute la mesure du possible.
Bien qu’épuisé par son déménagement et les nombreuses nuits blanches qu’il avait passées cette année-là, il restait dehors toutes les nuits où le ciel était dégagé, pour regarder les étoiles et suivre la trace des quatre lunes de Jupiter. Les nuits florentines furent tout d’abord plus brumeuses qu’à Padoue, puis, alors que l’automne de son anno mirabilis se changeait en hiver, elles devinrent assez froides pour que le ciel s’éclaircisse. En décembre, Benedetto Castelli, un de ses anciens étudiants devenu prêtre, lui écrivit pour suggérer que si les explications coperniciennes étaient avérées, alors Vénus tournait aussi autour du Soleil, selon une orbite plus proche du Soleil que la Terre, auquel cas on devait pouvoir, avec un occhialino, la voir passer par des phases similaires à celles de la Lune, puisqu’on en verrait soit la face exposée au soleil, soit la face obscure, soit un état intermédiaire.
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