Galilée secoua la tête d’un air dubitatif.
— Alors il y a encore un monde dans lequel Galilée est brûlé comme hérétique ?
— Oui.
— Mais non ! s’exclama Galilée en se levant du banc. Je refuse d’accepter ça. Je suis la somme de tous les Galilée possibles, et je me suis uniquement contenté de dire ce que j’avais vu. Aucun de nous ne devrait être brûlé pour ça !
Elle le regarda.
— C’est déjà arrivé. Que voulez-vous y faire ?
Il réfléchit, puis répondit :
— Votre teletrasporta. Je dois vous implorer de me laisser l’utiliser. L’autre boîte doit être là-bas, à Rome, ce jour-là. Je le sais.
Elle se leva et baissa le regard sur lui, l’air grave.
— Vous pourriez mourir, là-bas. Tous les deux.
— Je m’en fiche, dit-il. Nous ne faisons qu’un, tous autant que nous sommes. Je le sens, ils sont dans mon esprit. Dans mon esprit, je brûle sur le bûcher. Vous avez le moyen de me renvoyer là-bas. Alors il faut que je le fasse.
Le temps que les flammes lui lèchent les pieds, il avait déjà les poumons pleins de fumée et il étouffait. La douleur oblitérait sa conscience, la faisait exploser jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’elle, et il manqua s’évanouir. S’il pouvait retenir son souffle, il perdrait conscience, mais il ne pouvait pas. Ses pieds prenaient feu.
À travers la fumée, il vit la masse de visages distendus se diviser sous la charge d’un homme à cheval qui la fendait de part en part, renversant les gens si bien que la panique mua leurs rugissements en hurlements. Le cercle de dominicains qui gardait le bûcher serra les rangs pour repousser l’envahisseur casqué, mais tous savaient ce qui arrivait quand un cheval se ruait sur des hommes à pied. Avant qu’il soit sur eux, ils s’éparpillèrent et détalèrent. Le cheval fit volte-face, se cabra devant le feu et disparut derrière Galilée. Un choc tranchant ébranla les chaînes qui le retenaient, dont le métal devint instantanément plus brûlant ; puis le cavalier l’attrapa par la taille, le hissa vers le cheval qui rua et le jeta en travers de la selle. Ses chevilles devaient être encore enchaînées au bûcher, car ses pieds se tordirent, manquant jaillir de leurs articulations. Et puis ils se libérèrent, et il rebondit comme un sac sur le garrot du cheval. Tout, autour de lui, tressautait dans un brouillard de jurons et de hurlements. Tout en maîtrisant le cheval, son sauveteur rugit plus fort que tout le monde et s’éloigna comme un vent de tempête. Il eut une brève vision d’un menton barbu, sous le casque, d’une bouche carrée, rouge de fureur. Alors qu’il perdait conscience, il pensa : Au moins, je suis mort en rêvant que je me sauvais moi-même.
Il se réveilla dans la cave du comte da Trente, à Costozza. Il gémissait. Il avait mal partout. Ses compagnons gisaient, inertes, sur le sol de pierre.
— Signor Galilei ! Domino Galilei, je vous en prie, par pitié ! Réveillez-vous !
— Qu’est-ce que… ? Qu’est-ce que… ?
Sa bouche refusait de former des mots. Ses yeux n’accommodaient plus. On l’entraînait par les bras sur le sol rugueux, et il sentait ses fesses racler les dalles, comme de très loin, tout en entendant les gémissements de quelqu’un d’autre, étouffés comme à travers un mur. Il aurait voulu parler, mais n’y parvenait pas. Les gémissements étaient les siens.
Et puis la voix d’Héra, dans son oreille, alors qu’il se cramponnait à son bras, allongé sur le banc, et baissait les yeux sur le flanc de montagne explosé de Io.
— Vous êtes mort sur le sol de la cave, cette première fois, avec vos deux compagnons. Alors maintenant, nous allons sortir ce cadavre d’ici et le remettre sur le bûcher, pour combler votre absence dans cette potentialité de feu. Ici, à Costozza, celui qui a été sauvé survit à son traumatisme et continue à vivre. Mais comprenez : il y aura toujours ce petit tourbillon en vous, entre les mondes.
— Alors je revis tout à nouveau.
— Oui.
Galilée poussa un gémissement.
— Il faut vraiment que je le sache ? demanda-t-il. Vous pouvez me laisser oublier ?
— Oui, bien sûr. Mais ce sera quand même en vous. La potentialité est toujours là. Il vous arrivera donc parfois de vous souvenir, malgré les substances amnésiantes. Parce que la mémoire est profonde, et intriquée. Tant que vous vivez, elle vit.
— Ça me va, pourvu que je ne m’en souvienne pas.
— Oui. Mais même quand vous ne vous en souvenez pas, vous vous en souvenez quand même. C’est là, sous vos sentiments.
— Et les autres ? Les autres Galilée, dans les autres potentialités ?
— Essayez de comprendre. Ils sont toujours là. Il y en a tellement.
— Vont-ils finir ? Cela finira-t-il jamais ?
— Finir ? Les choses finissent-elles ?
Galilée eut un nouveau gémissement.
— Donc, même si je me suis sauvé moi-même un nombre infini de fois, il y aura toujours un nombre infini de moi que je n’aurai pas sauvés. Je revivrai à travers eux, encore et encore. Je referai les mêmes découvertes et les mêmes erreurs. Je souffrirai les mêmes morts.
— Oui. Et tantôt vous le saurez, tantôt vous le sentirez. C’est votre paradoxe des infinités dans les infinités, que vous aurez découvert en le sentant en vous-même. Vous vivez dans le paradoxe de Galilée. Vous vous interposerez entre votre femme et votre mère qui essaient de s’entretuer, et cela vous paraîtra horrible, et puis ridicule, et puis beau. Une chose à aimer. C’est le cadeau du paradoxe, le cadeau du retour en spirale de la mémoire.
— Toujours en moi. Même si j’oublie.
— Oui.
— Alors laissez-moi oublier. Donnez-moi votre produit amnésiant.
— C’est ce que vous voulez ? Ça fera disparaître la mémoire consciente que vous avez de la plupart des choses que vous aurez vues ici, fit-elle avec un geste en direction de la grandeur scoriacée de Io, puis de l’immensité de Jupiter.
Puis d’elle-même.
— Mais pas vraiment, objecta Galilée, comme vous venez de me le dire. Ce sera encore en moi. Alors, oui. Il le faut. Je ne peux pas supporter de savoir, pour les autres. Je ne pourrais faire autrement que d’y revenir constamment, dans l’espoir de changer les choses, comme Ganymède. Je ne peux pas supporter ça. Mais je ne peux pas faire face aux mauvaises potentialités non plus – toutes les morts, tous les bûchers. Ce n’est pas bien. Alors… alors, j’ai besoin d’oublier, de continuer.
— Comme vous voudrez.
Elle lui donna une pilule. Il l’avala. Il était sûr qu’elle en avait déjà glissé une dans la bouche du Galilée qui se trouvait là, sur le sol de la cave empoisonnée ; un Galilée qui vivrait donc dans l’ignorance de tout ce qui suivait ce moment, tout comme il l’avait déjà fait ; ou du moins, jusqu’à l’arrivée de l’étranger. Quand tout recommencerait.
— Alors, en réalité, je n’ai rien fait en le sauvant, dit-il. Je n’ai rien changé.
— Nous avons créé ce tourbillon dans le temps, dit-elle gentiment.
Et elle l’effleura.
À Sienne, lorsqu’il émergea de sa syncope, il était blême et tout tremblant. Il leva les yeux sur Cartaphilus, cramponné à son bras.
— J’ai fait un rêve, hoqueta-t-il, confus, essayant de le retenir. J’étais coincé !
Il regardait Cartaphilus comme depuis les profondeurs d’un puits immense. De tout au fond, il dit :
— Je suis la somme de tous les Galilée possibles.
— Aucun doute à ce sujet, dit le vieux serviteur. Tenez, maestro, buvez un peu de ce vin épicé. Cela a dû être rude, je le vois bien.
Galilée avala le vin d’une goulée. Puis il s’endormit. Quand il se réveilla, il avait oublié qu’il avait eu une syncope, cette nuit-là.
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