— Très bien. Donc, Jaan apprécie les grottes…
— Une caverne s’ouvre à proximité de Kryne Lamiya, et sa seconde entrée débouche très près d’ici. On l’a explorée avec Gwen, durant notre première année sur Worlorn. Je pense que Jaan compte terminer sa fuite par le sous-sol. Nous devons absolument l’intercepter. » Il ramassa son fusil.
Dirk en fit de même avec son pistolet. « Vous ne le retrouverez jamais dans cette jungle, lui fit-il remarquer. Les étouffeurs offrent bien trop de cachettes.
— Moi , je le retrouverai, fit Janacek d’une voix passablement sèche. N’oubliez pas que nous sommes liés, t’Larien. Par le fer et le feu.
— Le fer nu, à présent. » il avait prononcé ces paroles en fixant ostensiblement le poignet droit de Janacek.
Le Jadefer eut son sourire caractéristique. « Non. » Il glissa une main dans sa poche ; une pierrelueur reposait dans sa paume quand il la ressortit. Un unique joyau, rond, aux facettes grossières, à peu près deux fois plus gros que le joyau-qui-murmure de Dirk. Sombre, presque opaque dans la clarté rougeâtre du matin.
Dirk le fixa un instant, puis effleura du doigt la gemme qu’il tenait dans sa paume. « Elle… elle est très froide », dit-il.
Janacek prit un air menaçant. « Non, bien au contraire. Elle brûle comme du feu. » La pierrelueur disparut dans sa poche. « Il existe de nombreuses histoires, t’Larien, des poèmes en ancien kavalar, des contes que l’on récite aux enfants dans les crèches des étaux. Même les eyn - kethi les connaissent. Elles les racontent à leur manière de femmes, mais Jaan Vikary les narre bien mieux qu’elles. Demandez-lui un jour de vous faire le récit des exploits que certains teyns ont accompli pour leur teyn. Il vous racontera des choses extraordinaires, vous narrera des actes d’héroïsme plus magnifiques encore, des faits de bravoure inimaginables. Je ne suis pas un bon conteur, sans quoi je vous en ferais moi-même le récit. Peut-être comprendriez-vous alors en partie ce que signifie d’être le teyn d’un homme, de porter le lien de fer et de feu.
— Peut-être le puis-je déjà. »
Un long silence s’abattit alors sur eux. Ils se tenaient sur ce rocher moussu et glissant, séparés par moins d’un mètre, leurs regards rivés l’un à l’autre. Janacek arborait un léger sourire. Le fleuve tourbillonnait sans trêve en contrebas – le bruit des flots les pressait de se hâter.
« Vous n’êtes pas un mauvais homme, t’Larien, finit par déclarer Janacek. Juste faible, car personne ne vous a jamais dit que vous étiez fort. »
De prime abord, cela aurait pu ressembler à une insulte. Mais le Kavalar ne semblait guère avoir en tête de telles intentions. Comme Dirk considérait ses paroles pour en déchiffrer le contenu réel, il leur trouva une seconde signification. « Donner un nom à une chose ? » fit-il en souriant à son tour.
Janacek fit un geste d’approbation. « Écoutez-moi bien, Dirk, car je ne le répéterai pas. Je me souviens fort bien de l’époque où je n’étais encore qu’un enfant, dans l’étau de Jadefer, quand on m’a pour la première fois mis en garde contre les simulacres. Une femme, une eyn-kethi (vous pourriez l’appeler ma mère, quand bien même une telle distinction n’existe pas sur mon monde), m’a conté leur légende. Mais c’était une version différente de celle que je devais entendre par la suite de la bouche des nobles. Les créatures contre lesquelles elle me mettait en garde n’étaient pas des démons. Ce n’étaient que des hommes, disait-elle, pas des pions étrangers, pas des loups-garous ou des suceurs d’âmes. Ils pouvaient cependant changer de forme, dans une certaine mesure – vu qu’ils n’en possédaient aucune. Ce n’étaient que des hommes auxquels on ne pouvait accorder aucune confiance, des hommes qui avaient oublié leur code, des hommes sans liens. Ils n’avaient rien de réel, ce n’étaient que des semblants d’humains sans substance. Me comprenez-vous ? La substance d’un être humain réside dans son nom, son lien, ses promesses. C’est ainsi que cette eyn-kethi m’a raconté la légende des simulacres. À l’en croire, c’était pour cette raison que les Kavalars prenaient des teyns et ne sortaient des étaux que par deux. Parce que… parce que l’illusion peut se renforcer quand on la matérialise par quelque chose de tangible, comme le fer.
— C’est une très belle histoire, reconnut Dirk quand son interlocuteur en eut terminé. Mais quel effet l’argent pourrait-il avoir sur l’âme d’un simulacre ? »
De la colère envahit les traits de Janacek, comme l’ombre d’un nuage menaçant poussé par le vent. Puis le Kavalar sourit. « J’avais oublié vos manières de Kimdissi, ironisa-t-il. J’ai également appris autre chose, au cours de ma jeunesse : il ne faut jamais discuter avec un manipulateur. » Dans un grand rire, il se pencha pour serrer avec force la main de Dirk, un très court instant. « Assez, dit-il. Nous ne formerons jamais un seul être, mais je puis cependant devenir votre ami. Pour peu que vous ayez toujours envie d’être mon keth , bien entendu. »
Dirk haussa les épaules. Il se sentait étrangement ému. « D’accord. »
Mais Garse s’était déjà mis en route. Après avoir lâché le bras de Dirk, il avait effleuré dans sa paume la commande de l’appareil pour s’élancer au-dessus des flots rugissants. Il se déplaçait rapidement dans l’éther, penché en avant, léger et gracieux. La lumière du soleil se reflétait sur ses longs cheveux roux, ses vêtements changeaient sans cesse de couleur. À un moment donné, il tourna la tête pour crier quelque chose à t’Larien. Mais le bruit du vent impétueux couvrait ses paroles. Dirk n’en perçut que le ton : une joie cruelle.
Lui-même trop las pour reprendre immédiatement son vol, t’Larien regarda sans bouger son compagnon atteindre l’autre rive. Sa main libre glissa dans la poche de sa veste pour effleurer le joyau-qui-murmure. Il lui semblait moins froid, ses promesses lui parvenaient à présent considérablement affaiblies. Oh, Jenny !
Janacek s’éleva au-dessus des arbres jaunes pour rejoindre un ciel gris et pourpre. Sa silhouette s’amenuisait rapidement.
Dirk le suivit avec lassitude.
Janacek pouvait bien mépriser les glisseurs, les qualifier de jouets ; il savait fort bien s’en servir. Le Jadefer se retrouva bientôt très loin devant Dirk, s’élevant dans le vent régulier pour ensuite se maintenir à une vingtaine de mètres au-dessus de la forêt. La distance qui les séparait ne cessait d’augmenter. À la différence de Gwen, Garse n’était pas enclin à s’arrêter pour attendre que Dirk le rattrape.
Il se contenta donc du rôle de poursuivant. Comme ils étaient seuls dans l’immensité du ciel, il ne risquait guère de perdre le Jadefer de vue. Dirk chevauchait à nouveau les vents d’Aubenoire, acceptant leur poussée régulière pendant qu’il s’abandonnait à la rêverie – d’étranges songes éveillés à propos de Jaan et de Garse, des liens du fer et les joyaux-qui-murmurent, de Guenièvre et Lancelot qui avaient (il en eut brusquement conscience) brisé tous deux leurs serments.
Le fleuve disparut, laissant place aux lacs paisibles qui glissèrent bientôt derrière eux, en même temps que les champignons agglomérés en une croûte blanche sur la forêt. Dans le lointain, Dirk pouvait entendre les aboiements de la meute de Lorimaar – un son presque imperceptible apporté par le vent. Il n’en ressentait aucune inquiétude.
Ils virèrent vers le sud. Janacek n’était plus qu’un minuscule point noir qui renvoyait des reflets argentés lorsqu’un rayon de soleil venait frapper la plate-forme sur laquelle il se tenait. Dirk s’efforçait de le suivre, tel un oiseau fatigué. À un moment, le Kavalar entama une spirale descendante qui l’amena au niveau de la cime des arbres.
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