Une forme noire en tomba.
Dirk assista à sa chute. La créature était grosse, sombre, très noire, son ventre plissé d’un millier de petites bouches rouges béantes qui… chantaient – un gémissement modulé absolument terrifiant. Nulle part sa tête n’était visible – ce monstre ressemblait à quelque large voile noire, une raie triangulaire, un grand manteau de cuir lâché des cieux. Mais un manteau avec quantité de bouches et une longue queue effilée.
T’Larien vit celle-ci fouetter l’air pour aller frapper en pleine gueule le molosse, qui recula aussitôt sous le choc. Le banshee flotta sur place un bref instant, ses larges ailes battant avec une lenteur magnifique, avant de fondre sur sa proie afin de l’envelopper entièrement. Plus aucun bruit n’émanait des deux animaux. Le chien, cette énorme bête à face de rat aussi haute qu’un homme, avait totalement disparu. Son prédateur, posé dans l’herbe et la poussière, le recouvrait entièrement – il évoquait à Dirk une grande saucisse de cuir noir aux proportions gigantesques.
Tout était silencieux. Le prédateur avait fait taire toute la forêt. Dirk n’entendait plus les autres chiens.
Il se redressa avec prudence et entreprit tant bien que mal de contourner le manteau-tueur à présent immobile. Celui-ci semblait à peine vivant – il aurait aussi bien pu s’agir d’une énorme bûche de bois, dans la faible lueur de l’aube.
T’Larien se remémorait la créature telle qu’il avait pu l’observer dans le ciel : une forme noire qui s’abattait en hurlant, toute en ailes et en bouches. Durant un instant, alors qu’il n’entrevoyait que sa silhouette, il avait cru que Jaan Vikary venait à son secours à bord de la raie d’acier.
Malgré l’enchevêtrement extrêmement dense d’étouffeurs qui se dressait à l’autre extrémité de la clairière, il pouvait voir de la fumée s’élever derrière les arbres. Il se fraya de son mieux un chemin dans cette direction parmi les branches cireuses, les brisant lorsqu’il y était contraint.
L’épave avait cessé de se consumer ; seul un petit nuage de fumée flottait encore au-dessus d’elle. Une aile avait creusé le sol en y formant une grande rainure, déracinant plusieurs arbres dans sa course avant de finalement céder. L’autre pointait en direction du ciel. Les coulées de métal fondu et les impacts de canon laser avaient rendu la forme de chauve-souris presque méconnaissable. Une large déchirure aux bords en dents de scie ouvrait sur l’extérieur.
Dirk découvrit son fusil laser tout près de là, ainsi que des ossements – deux squelettes enlacés dans une étreinte mortelle. Les os étaient sombres et humides, bruns du sang et des lambeaux de chair qui s’y accrochaient encore. L’un des squelettes était – ou plutôt avait été – celui d’un être humain. La majeure partie de ses côtes avait disparu. Mais Dirk reconnut la triple griffe métallique qui terminait un bras fracturé en deux points. Mêlés à ces ossements gisaient les restes d’une créature inconnue, qui semblait avoir tiré le cadavre hors de l’appareil en flammes : un animal nécrophage, dont les gigantesques os incurvés d’aspect caoutchouteux étaient striés de veines noires. Le banshee s’était déjà sustenté, il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que l’homme et l’animal inconnu se retrouvent si étroitement enlacés.
La veste de cuir et de fourrure que Garse avait jetée en cet endroit n’était nulle part visible. Dirk se traîna jusqu’à la carcasse froide de l’appareil et se hissa dans sa gueule obscure, se coupant au passage sur le métal déchiqueté – il le remarqua à peine, il n’en était plus à une entaille près. Le véhicule allait lui permettre d’attendre la suite des événements à l’abri du vent, tout comme, du moins l’espérait-il, des banshees et des Braiths. Ses plaies avaient pratiquement cessé de saigner. Mais le sang séché formait des croûtes brunes ici et là, incrustées de poussière. Dirk se demanda s’il devait faire quelque chose pour combattre l’infection, mais cela lui parut pour le moins secondaire. Repoussant cette pensée, il serra plus fermement son fusil laser. Il souhaitait sincèrement que les chasseurs ne tardent pas trop.
Qu’est-ce qui avait bien pu les retarder ? Peut-être avaient-ils eu peur de déranger le banshee dans son repas. Cela lui paraissait assez plausible. Allongé sur les cendres froides, sa tête posée sur son bras, t’Larien essayait de ne penser à rien, de ne rien ressentir. Ses pieds lui faisaient souffrir le martyre. Tant bien que mal, il les souleva du sol de quelques centimètres, ce qui le soulagea un peu – mais il n’allait pas avoir la force de les maintenir ainsi bien longtemps. Son bras l’élançait, là où le molosse des Braiths l’avait mordu. Dirk se mit à jurer devant son impuissance à faire cesser la douleur, à empêcher sa tête de tourner. Puis il se calma, songeant que cette souffrance était sans doute l’unique chose qui le maintenait conscient. Il savait que s’il laissait le sommeil le gagner, il ne se réveillerait sans doute jamais.
Il vit Grand Satan flotter, immobile, au-dessus de la forêt, son disque sanglant en partie obscurci par un écran de branches bleu-noir. Un unique soleil jaune brillait à ses côtés, une minuscule étoile perdue dans le firmament. T’Larien leur adressa un clin d’œil – c’étaient de vieux amis.
Les aboiements des molosses le tirèrent de ses rêveries. Dix mètres plus loin, les chasseurs sortaient précipitamment du sous-bois. Ils avaient dû contourner les étouffeurs, plutôt que de se frayer tant bien que mal un passage dans leur ramure inextricable. Pyr Braith était presque invisible, bleu-noir comme l’arbre contre lequel il s’appuyait. Mais il y avait du mouvement, cependant : celui du bâton qu’il tenait dans une main, et celui du long cylindre argenté dans l’autre. Son teyn se trouvait quelques pas devant lui, occupé à retenir deux molosses à l’aide de courtes chaînes. Les chiens aboyaient follement sans cesser de tirer dessus. Un troisième molosse courait librement à leurs côtés ; il bondit vers l’appareil accidenté sitôt sorti des sous-bois.
Dirk, couché sur l’estomac parmi les cendres et des restes d’instruments de bord, se surprit soudain à trouver la situation fort amusante. Pyr leva le cylindre d’argent au-dessus de sa tête et se mit à courir, certain de tenir sa proie. Mais il ne disposait pas d’un laser, contrairement à son adversaire. Riant à gorge déployée, comme ivre, t’Larien braqua donc son arme et visa.
Un souvenir lui revint à l’esprit lorsqu’il appuya sur la détente, aussi brutal que l’impulsion de lumière qui avait jailli de son arme. Quelques heures plus tôt, dans un haussement d’épaules, Janacek lui avait dit : « Votre vie dépendra de votre adresse au fusil, ainsi que de votre aptitude à courir », et Dirk avait alors ajouté : « Et à tuer. » Tuer lui avait toujours paru extrêmement grave, et bien plus difficile que de courir.
Et il rit de plus belle. Rien ne se passait comme prévu.
Sa fuite avait été un vrai calvaire, mais tuer ne lui posait absolument aucun problème. C’était même ridiculement simple.
La longue ligne de feu empala Pyr en plein ventre alors qu’il courait vers l’épave de l’appareil. Le Braith trébucha, tomba à genoux. Sa bouche s’ouvrit stupidement l’espace une seconde, puis il s’écroula face contre terre et disparut à la vue de Dirk. La longue lame d’argent alla se planter dans le sol, où elle se mit à osciller lentement, fouettée par le vent.
Le compagnon aux cheveux noirs de Pyr lâcha les chaînes et se figea sur place en voyant son teyn s’écrouler. Dirk appuya à nouveau sur la détente – en vain, cette fois. Les quinze secondes nécessaires à la recharge de l’arme ne s’étaient pas encore écoulées. T’Larien se souvint alors que c’était justement cette particularité qui faisait de la chasse une activité… sportive, puisqu’elle donnait au gibier une chance de s’enfuir si d’aventure on le ratait. Il s’esclaffa de plus belle.
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