Arthur Clarke - Les fontaines du Paradis

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Lorsque Vannevar Morgan arrive à Taprobane un jour de l’an 2142, cet ingénieur de génie – à qui la Terre doit déjà le Pont qui unit l’Europe à l’Afrique – est tout entier tendu vers un nouveau projet. Il veut construire un immense Transporteur Spatial qui, grâce à un réseau de cristal de diamant, reliera la Terre à l’Espace, sera comme un escalier menant aux étoiles. Ce sera le début de la civilisation interplanétaire.
Un obstacle demeure. Il n’y a pour le Transporteur qu’un seul site d’implantation possible : le sommet de la Montagne Sacrée de Taprobane. Et là, dans un monastère, des moines prient depuis un temps immémorial…
L’ingénieur et le vénérable gardien du lieu s’affrontent. Le dynamisme de la science contre la foi inébranlable, la technologie conquérante contre la sagesse sans armes...

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Déjà l’activité solaire avait atteint des niveaux sans précédent et les jeunes assistants de Sessui avaient souvent trouvé difficile de se concentrer sur leurs instruments ; le magnifique spectacle des aurores polaires, à l’extérieur, était d’une trop forte distraction. Durant des heures, les hémisphères boréal et austral étaient tous deux emplis de draperies et de banderoles lentement mouvantes de lumière verdâtre d’une beauté grandiose – ce n’était cependant qu’un pâle reflet des feux d’artifice célestes qui se produisaient aux environs des pôles. Il était vraiment rare que les aurores s’écartent si loin de leurs domaines normaux ; une fois seulement par génération envahissaient-elles les cieux tropicaux.

Sessui avait ramené ses élèves au travail en leur rappelant énergiquement qu’ils auraient tout le temps voulu pour admirer le spectacle durant la longue remontée jusqu’à la station intermédiaire. Cependant, on pouvait noter que le professeur lui-même restait parfois de longues minutes devant la baie d’observation, en extase devant cette vision du ciel flamboyant.

Quelqu’un avait baptisé le projet « Mission Terre » – ce qui, quant à la distance, était à quatre-vingt-dix-huit pour cent exact. À mesure que la capsule descendait lentement le long de la face de la Tour, à son allure misérable de cinq cents kilomètres à l’heure, la proximité croissante de la planète se faisait nettement sentir. Car la pesanteur augmentait peu à peu depuis la délicieuse légèreté – encore plus grande que sur la Lune – de la station intermédiaire jusqu’à peu près sa pleine valeur terrestre. Pour n’importe quel voyageur spatial expérimenté, il était vraiment étrange de ressentir une pesanteur quelconque avant le moment de la rentrée dans l’atmosphère, cela semblait être un renversement de l’ordre normal des choses.

À part des plaintes au sujet de la nourriture stoïquement supportées par le steward surmené, le voyage avait été sans incident. À cent kilomètres du Sous-Sol, les freins avaient été serrés en douceur et la vitesse diminuée de moitié. Elle fut de nouveau réduite de moitié, à cinquante kilomètres – car, comme le remarqua l’un des étudiants : « Ce serait très embarrassant si nous dépassions le bout de la ligne ! »

Le conducteur (il insistait pour être appelé le pilote) répliqua que c’était impossible, car les sillons de guidage le long desquels la capsule descendait se terminaient plusieurs mètres avant l’extrémité de la Tour ; et il y avait aussi un dispositif amortisseur complexe, juste au cas où les quatre systèmes de freins à la fois ne fonctionneraient pas. Et tout le monde s’accorda à reconnaître que la plaisanterie était non seulement parfaitement ridicule, mais surtout du plus mauvais goût.

41

Un météore

Le vaste lac artificiel connu depuis deux mille ans sous le nom de mer de Paravana, s’étendait calme et paisible sous le regard de pierre de son créateur. Quoique rares fussent, à présent, ceux qui visitaient la statue solitaire du père de Kalidasa, son œuvre, sinon sa gloire, avait duré plus longtemps que celle de son fils ; et elle avait servi son pays infiniment mieux, procurant à manger et à boire à cent générations d’hommes. Et à bien plus de générations d’oiseaux, de cerfs, de buffles, de singes et de leurs prédateurs, comme le superbe léopard bien nourri qui se désaltérait en ce moment au bord de l’eau. Les grands félins devenaient plutôt trop communs et tendaient à être un fléau, maintenant qu’ils n’avaient plus rien à craindre des chasseurs. Mais ils n’attaquaient jamais des hommes à moins qu’ils ne fussent acculés ou importunés.

Confiant dans sa sécurité, le léopard buvait à loisir tout son content, pendant que s’allongeaient les ombres autour du lac et que le crépuscule s’avançait venant de l’est. Soudain, il dressa les oreilles et fut instantanément en alerte ; pourtant de simples sens humains n’auraient pu déceler aucun changement ni à terre ni dans l’eau ou le ciel. Le soir était aussi tranquille que toujours.

Et puis, directement du zénith, vint un faible sifflement qui grossit rapidement jusqu’à un grondement furieux, avec des vibrations aiguës déchirantes, tout à fait différent de celui d’un vaisseau spatial rentrant dans l’atmosphère. Très haut dans le ciel, quelque chose de métallique étincelait aux derniers rayons du soleil, devenait de plus en plus gros et laissait une traînée de fumée derrière lui. Finalement, cela se désintégra ; des morceaux dont certains brûlaient partirent dans toutes les directions. Durant quelques secondes, un œil aussi perçant que celui du léopard aurait pu entrevoir un objet à peu près cylindrique avant qu’il n’éclate en une myriade de fragments. Mais le léopard n’attendit pas l’explosion finale ; il avait déjà disparu dans la jungle.

Dans un tonnerre soudain, la mer de Paravana fit éruption. Un geyser de boue et d’écume s’élança impétueusement à cent mètres dans l’air, une fontaine jaillissante qui dépassait de loin celles du Yakkagala, et était, en fait, presque aussi haute que le Rocher lui-même. Elle resta suspendue un instant en un futile défi à la pesanteur, puis retomba de toute sa masse dans le lac fracassé.

Déjà le ciel était plein d’oiseaux aquatiques qui tournoyaient dans un envol éperdu. Parmi eux, battant de leurs ailes membraneuses, comme des ptérodactyles qui auraient on ne sait comment survécu jusqu’à l’époque moderne, les grandes chauves-souris frugivores qui ne s’envolaient normalement qu’après la tombée de la nuit, étaient presque en nombre égal. À présent, oiseaux et chiroptères, aussi terrifiés les uns que les autres, se retrouvaient ensemble dans le ciel.

Les derniers échos de l’énorme fracas s’éteignirent dans la jungle environnante ; le silence revint rapidement au lac. Mais de longues minutes passèrent avant que le miroir de sa surface fût rétabli et que les petites vagues cessent de courir en avant et en arrière sous les yeux aveugles de Paravana le Grand.

42

Mort en orbite

Tous les grands édifices, dit-on, réclament le sacrifice d’une vie ; quatorze noms étaient gravés sur les pylônes du pont de Gibraltar, mais, grâce à une campagne de sécurité presque fanatique, les pertes avaient été remarquablement faibles pour la Tour ; on avait, en fait, eu toute une année sans une seule mort.

Mais il y en avait également eu une avec quatre morts – dont deux particulièrement navrantes. Un conducteur de travaux, spécialiste du montage des stations spatiales, habitué à travailler en apesanteur, avait oublié que, bien qu’il fût dans l’espace, il n’était pas en orbite – et l’expérience de toute une carrière l’avait trahi. Il était tombé de plus de quinze kilomètres d’altitude et avait brûlé comme une météorite, à sa rentrée dans l’atmosphère. Malheureusement, la radio de son scaphandre spatial était restée ouverte durant ces dernières quelques minutes…

C’était une mauvaise année pour la Tour ; la seconde tragédie avait duré plus longtemps et été tout aussi publique. Une jeune femme ingénieur, sur le contrepoids, loin au delà de l’orbite synchrone, avait négligé d’attacher convenablement sa ceinture de sécurité – et elle avait été projetée dans l’espace comme une pierre lancée par une fronde. Elle ne courait nul danger à cette altitude de retomber sur la Terre ni d’être propulsée en orbite de libération ; mais, hélas ! son scaphandre spatial ne contenait qu’une réserve de moins de deux heures d’air. Il n’y avait aucune possibilité de sauvetage dans un aussi bref délai ; et, malgré la clameur générale, on ne fit pas de tentative. La victime avait noblement accepté son sort. Elle avait transmis ses messages d’adieu, puis – alors qu’il lui restait encore trente minutes d’oxygène inutilisé – elle avait ouvert son scaphandre dans le vide. Son corps fut récupéré quelques jours plus tard, lorsque les lois inexorables de la mécanique céleste le ramenèrent au périgée de sa longue ellipse.

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