Un autre groupe de prisonniers encadré de gardes venait de passer la poterne. Des palefreniers choisirent six montures déjà sellées et les ramenèrent vers la plate-forme de monte. Claude aperçut alors une mince silhouette en lamé or que l’on aidait à grimper en selle. Et, immédiatement derrière, une autre, tout aussi familière, en combinaison écarlate. Et plus loin une troisième —
— Aiken ! lança le vieil homme. Elizabeth ! C’est moi, Claude !
La silhouette écarlate se tourna vers le chef des gardes et l’apostropha. Le ton devint très vif, jusqu’au moment où Elizabeth, ayant eu apparemment gain de cause, quitta le groupe et traversa rapidement la cour, accompagnée par un haussement d’épaules résigné du garde. Elle ouvrit la porte de l’enclos et se jeta dans les bras de Claude.
— Embrassez-moi ! souffla-t-elle d’une voix haletante. Vous êtes censé être mon amant.
Il la pressa contre lui sous le regard intéressé du garde qui l’avait suivie.
— Ils nous emmènent à la capitale, Muriah, dit Elizabeth. Mes pouvoirs métas sont revenus, Claude ! Je vais faire tout mon possible pour m’enfuir. Si j’y parviens, j’essaierai de vous aider.
— Ça suffit, maintenant, Ma Dame, dit le soldat. Je n’ai pas à tenir compte de ce que le Seigneur Creyn a pu vous dire. Il faut vous apprêter à partir.
— Au revoir, Claude.
Elle lui donna un vrai baiser avant que le garde ne l’entraîne vers une monture. Lorsqu’elle fut en selle, un soldat attacha les fines chaînes de bronze à ses chevilles.
Claude leva la main.
— Au revoir, Elizabeth.
Une silhouette majestueuse apparut alors au fond de l’enclos, chevauchant un chaliko d’un blanc immaculé, sellé et bridé de rouge et d’argent. Le captal salua et se mit à son tour en selle, imité par deux soldats.
— En avant ! Ouvrez la herse !
Lentement, les dix cavaliers s’engagèrent sous l’arcade de la barbacane. Dans le lointain, les chiens-ours poussèrent des grognements d’excitation. Le dernier prisonnier de la colonne se retourna et agita la main à l’adresse de Claude avant de disparaître dans l’ombre.
Au revoir, Bryan, pensa le vieil homme. Au revoir. J’espère que tu retrouveras ta Mercy. Où qu’elle soit. Un jour.
Il retourna au dortoir pour s’occuper de Richard. Il se sentait vieux, très las, et pas du tout content de lui.
Dès qu’ils eurent quitté le Château de la Porte, ils chevauchèrent deux par deux. Creyn et son captal allaient en tête, tandis que les soldats suivaient les prisonniers. Le soleil venait à peine de se coucher. Dans le soir, ils se dirigeaient vers l’est, suivant la pente du plateau qui descendait vers le confluent du Rhône et de la Saône.
Elizabeth se tenait bien en selle, les yeux clos, les mains serrées sur le pommeau, laissant les rênes lâches. Par bonheur, le chaliko n’avait pas besoin d’être guidé, car sa cavalière, pour l’heure, ne se consacrait qu’à l’écoute…
Elle écoutait… mais elle n’entendait pas le bruit sourd des griffes des montures dans la terre tendre, les criquets qui stridulaient dans l’ombre et les coassements des grenouilles dans les marais envahis de brume.
N’écoute pas les oiseaux à l’approche de la nuit, les appels des hyænidés qui commencent leur chasse, les murmures de tes compagnons de captivité. Ferme tes oreilles et ne garde que ton esprit ouvert, sers-toi de tes facultés retrouvées, sonde, entends…
Plus loin, encore plus loin. Cherche d’autres esprits pareils au tien, d’autres émetteurs, d’autres vrais humains , oh ! plaise à Dieu ! (Honte sur toi, arrogante convalescente ! Mais qu’il te soit pardonné, pour une fois et une seule…)
Ecoute, écoute ! Les ultra-sens de celle qui vient de renaître ne sont pas tous encore totalement éveillés et opérants, mais, pourtant, elle entend des choses. Tout près, dans la troupe : la conscience exotique de Creyn. Il parle avec son captal, Zdenko, à l’esprit obscur. Tous deux sont protégés par un écran généré par leur torque. On peut le franchir aisément mais… prudence, car ils pourraient sentir la pénétration de ton esprit… Voici Aiken, et tous les autres prisonniers à torque d’argent, l’homme appelé Raimo, et la femme, Sukey, et leurs balbutiements psychiques aussi douloureux que les crissements du violoniste débutant. Passe au large des gardes et du pauvre Stein inconscient et de Bryan, avec son cerveau qui n’est plus enchaîné que par les liens qu’il s’est lui-même forgés. Laisse les tous, va plus loin, très loin.
Ecoute, dans le château, cette autre voix exotique qui, oui, qui chante. Et des notes de gris et d’argent répondent plus faiblement à ce chant doré. Ecoute plus loin, aux abords du grand fleuve : un murmure étranger et complexe. Exultation, impatience, joie sombre anticipée, cruauté. (Abandonne. C’est atroce. Reviens plus tard.) Ecoute plus loin. A l’est, au nord, au nord-ouest, au sud. D’autres concentrations, des amas dorés amorphes qui signalent la présence d’autres esprits exotiques artificiellement amplifiés. Les pensées sont trop nombreuses et floues pour ton esprit encore convalescent, et pourtant si douloureusement semblables aux réseaux métapsychiques de ton Milieu à jamais perdu.
Ecoute les anomalies ! Les bégaiements doux, les assauts puérils. D’autres esprits inhumains… cette fois, non amplifiés par les torques. D’authentiques opérants ? Qui ? Où ? Pas de données précises, mais ils sont nombreux. Ecoute les filigranes ténus de frayeur, de douleur, de résignation… Dieu sait d’où ils te proviennent. Retire-toi. Dépasse-les, écoute plus loin. Ecoute.
Oui ! Un contact léger, au nord. Il disparaît avec un spasme d’appréhension au premier toucher. Un Tanu ? Un émetteur humain amplifié ? Tu appelles mais tu ne reçois pas de réponse. Tu essaies encore. Tu projette l’amitié et le besoin, mais toujours sans réponse… Peut-être était-ce le fait de ton imagination.
Loin, plus loin. Essaie d’écouter tout l’Exil. Certains d’entre vous sont-ils là, sœurs et frères de mon esprit ? Quelqu’un peut-il émettre sur le mode humain que les exotiques ne peuvent pas connaître ? Répondez. Répondez à Elizabeth Orme, émettrice-rédactrice-chercheuse. Répondez à son espoir, sa prière ! Répondez…
Auréole de la planète. Emanations venues de formes de vie inférieures. Chuchotements mentaux de l’humanité ordinaire. Les Tanu qui jacassent avec leurs laquais sous le torque. Murmure ambigu venu de l’autre côté du monde, évanescent comme le souvenir d’un rêve. Réel ou reflété ? Projection ou écho ? Imagination ou message ? Cherche. Retrouve. Perdu. Tu flottes, désespérément, et tu sais qu’il n’a pas existé. La Terre est muette.
Va au-delà du halo du monde. Voici le grondement-diapason du soleil caché, les arpèges plus faibles des étoiles, les tintements des planètes, de la vie. Aucune trace d’humanité méta-psychique ? Appelle les Lylmik, les anciens et fragiles artisans des prodiges de l’esprit… mais ici, en ce temps, ils n’existent pas encore. Appelle les Krondaku, frères-psychiques malgré leur forme effrayante… mais eux aussi ne sont encore que des embryons, sur leur monde, tout comme les Gi, les Poltroyens, et les rudes Simbiari. Tout l’univers vivant est encore dispersé, l’esprit encore enchaîné à la matière. Le Milieu vit son enfance et le Masque de Diamant n’est pas encore né. Nul n’appelle. Personne à qui répondre.
Elizabeth se retira.
Ses yeux contemplaient ses mains, l’anneau de diamant qui symbolisait son pouvoir et qui brillait doucement, d’un éclat moqueur, lui semblait-il. De banales images mentales venaient la lécher, l’éclabousser. L’émission sub-vocale du soldat Billy, qui ruminait les charmes vieillissants mais offerts d’une certaine tenancière de taverne dans une cité appelée Roniah. L’autre garde, Seung Kyu, qui pensait aux sommes qu’il allait parier dans quelque tournoi dont l’issue, depuis un certain temps, pouvait être modifiée par la participation de Stein. Le captal émettait des ondes de douleur. Le furoncle, sous son aisselle, était enflammé par la friction de la cuirasse de bronze. Stein dormait apparemment toujours, sous l’influence du torque gris qu’il portait au cou. Aiken et la femme nommée Sukey projetaient un écran mental rudimentaire mais efficace pour abriter leurs manigances. Creyn était en grande conversation verbale avec l’anthropologue, discutant de l’évolution de la société Tanu depuis l’ouverture de la Porte du Temps.
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