Le soleil du Pliocène montait au-dessus de la barbacane et il finit bientôt par briller sur l’enceinte. Seuls quelques rares prisonniers plus braves que les autres restèrent au-dehors. La plupart se réfugièrent très vite dans la fraîcheur relative du dortoir de pierre. Le déjeuner qu’on leur servit à midi était d’une qualité surprenante. Il se composait d’un ragoût aromatisé au laurier, de fruits et d’un punch au vin. Claude essaya à nouveau, en vain, de réveiller Richard. Finalement, il glissa le plateau sous la couchette du pirate. Après le repas, la majorité des prisonniers fit la sieste, mais Claude sortit pour digérer tranquillement et réfléchir à son destin.
Deux heures plus tard, des garçons d’écurie habillés de gris apparurent avec de grands paniers remplis de racines et de gros tubercules rappelant des betteraves fourragères qu’ils déversèrent dans les mangeoires des animaux. Tandis que les chalicothères se nourrissaient, les hommes entreprirent de nettoyer l’enclos avec de grands balais de branches et des pelles en bois. Ils entassèrent le fumier dans des chariots qu’ils ramenèrent vers la poterne du château. Deux d’entre eux restèrent dans l’enclos. Ils installèrent une pompe portative dans la fontaine centrale. L’un se mit à actionner le bras pendant que son compagnon déroulait un tuyau de toile et arrosait le sol. L’eau en excédent était évacuée par une gouttière. Quand les dalles furent parfaitement propres, il braqua le jet d’eau sur les animaux qui poussèrent des hennissements de plaisir.
Le vieux paléontologue hocha la tête, satisfait. Ainsi, les chalicothères aimaient l’eau. Ils se nourrissaient de racines. Ils devaient donc habiter la forêt semi-tropicale humide ou les terres alluvionnaires. Et leurs griffes devaient leur servir à arracher les racines. Un petit mystère de paléobiologie venait d’être éclairci en quelques secondes. Pour lui, tout au moins. Mais les prisonniers allaient-ils vraiment monter ces coursiers archaïques ? Ils ne semblaient certainement pas aussi rapides que des chevaux mais ils devaient être solides et capables d’endurance. Quant à leur allure… Claude fronça les sourcils d’un air inquiet. S’il devait se retrouver sur l’une de ces créatures, il était certain que ses vieux genoux et ses hanches allaient craquer comme les boules d’un sapin de Noël.
Un bruit ramena son attention dans l’enceinte. Des soldats venaient d’amener deux nouveaux prisonniers. Ils les poussaient vers l’entrée du dortoir. Claude aperçut un vêtement blanc et noir, puis un plumet vert : Felice et Anna-Maria !
Il se précipita à l’intérieur. L’un des gardes posa sur le sol les sacs des deux femmes et dit d’un air amical :
— Vous n’aurez plus longtemps à attendre, à présent. Vous feriez aussi bien de manger un peu. Il doit y avoir quelques restes par-là.
Le chevalier errant fondit sur elles avec une expression tragique.
— Aslan est-il en route ? L’avez-vous vu, bonne sœur ? Peut-être cette jeune guerrière appartient-elle à sa suite ? Aslan doit venir, sinon nous sommes perdus !
— Oh, fous le camp ! marmonna Felice.
Claude prit le chevalier par le coude et le conduisit jusqu’à une banquette, près de la porte.
— Restez ici et guettez Aslan, lui dit-il.
Le vieil homme acquiesça solennellement et s’assit. Quelque part dans l’ombre du dortoir, un autre prisonnier pleurait. L’alpiniste jouait « Greensleeves ».
Quand Claude revint vers ses compagnes, il trouva Felice fouillant dans son sac en jurant furieusement.
— Ils n’y sont plus ! Mon arbalète ! Mes couteaux à dépecer, les cordes, tout… Tout ce qui aurait pu m’être utile pour ficher le camp !
— Vous feriez aussi bien de ne plus y penser, dit Claude. Si vous avez recours à la violence, ils vous mettront un de leurs colliers. Le type qui joue de la flûte, là-bas, m’a parlé d’un prisonnier qui a voulu attaquer un des gars du réfectoire. Les soldats sont intervenus, ils l’ont assommé et ils lui ont mis un collier gris autour du cou. Quand il s’est réveillé, il était devenu doux comme un agneau. Et pas question d’ôter le collier une fois qu’on l’a.
Felice poussa de nouveaux jurons sonores avant de demander :
— Et nous allons tous y avoir droit ?
Claude regarda alentour, mais nul ne leur prêtait particulièrement attention.
— Evidemment non, dit-il. Pour autant que je puisse en juger ces colliers gris sont des espèces de psycho-régulateurs d’un type rudimentaire. Ils sont sans doute contrôlés par les colliers dorés que portent Dame Epone et les autres exotiques. Ce ne sont pas tous les gens du château qui ont un collier. C’est le cas pour les gardes et les soldats, oui, et les serviteurs comme Tully. Mais j’ai remarqué que les garçons d’écurie n’en avaient pas, et les serveurs du réfectoire non plus.
— Parce qu’ils n’occupent pas des postes suffisamment importants ? suggéra la nonne.
— A moins qu’ils ne soient à court de quincaillerie, dit Claude.
— Mais ça se pourrait bien, renchérit Felice. Pour fabriquer ce genre de chose, il faut une technologie assez sophistiquée, non ? Et jusque-là. tout m’a l’air plutôt branlant. Est-ce que vous avez vu que ce calibreur psychique n’arrêtait pas de se coincer ? Et il n’y avait même pas l’eau courante dans les salons de réception.
— En tout cas, remarqua Anna-Maria, ils n’ont pas touché à ma pharmacie. Les colliers doivent protéger les gardes contre toute tentative d’empoisonnement. Pas mal. Un gadget dont aucun esclavagiste digne de ce nom ne devrait se passer.
— Ils n’ont peut-être même pas besoin des colliers pour faire régner l’ordre, dit Claude d’un ton sinistre. (Il désigna les locataires apathiques du dortoir.) Regardez ceux-là ! Ceux qui avaient encore un peu de nerf ont tenté de s’évader et ils sont allés nourrir les chiens-ours. Je pense que la plupart de ceux qui se retrouvent dans un cauchemar pareil sont tellement traumatisés qu’ils se laissent flotter en espérant seulement que cela n’ira pas plus mal. Les gardes ne sont pas méchants et ils n’arrêtent pas de nous parler de la vie merveilleuse qui nous attend. La nourriture n’est pas mauvaise. Est-ce que vous ne préférez pas attendre et voir comment ça se passe plutôt que de vous battre ?
— Non, dit Felice.
— Ce qui attend les femmes n’est pas aussi joyeux, Claude, ajouta Anna-Maria. (Elle lui raconta brièvement son entrevue avec Epone et lui expliqua les origines des exotiques et leurs projets de reproduction.) Vous pourrez sans doute construire tranquillement vos cabanes en rondins, Claude, mais Felice et moi, nous risquons de nous retrouver en juments poulinières.
— Mon Dieu ! souffla Claude. Qu’ils soient maudits !
Il regarda ses grandes mains, toujours aussi fortes mais tachetées de roux, avec leurs veines bleues et noueuses.
— Dans un vrai combat, on ne vaudrait pas tripette. C’est de Stein dont nous avons besoin.
— Ils l’ont pris, lui dit Anna-Maria avant de lui rapporter ce que Tully lui avait dit à propos du « traitement » que l’on avait fait subir au Viking pour qu’il ne crée plus d’ennuis. Ils ne comprenaient que trop bien ce que cela signifiait.
— Y en a-t-il d’autres de notre groupe ici ? demanda Felice.
— Rien que Richard. Mais il dort depuis que je suis arrivé, ce matin. Et je ne suis pas parvenu à le réveiller. Anna-Maria, vous devriez peut-être jeter un coup d’œil sur lui.
Elle prit son sac et suivit Claude jusqu’à la couchette de Richard. Alentour, les autres lits étaient déserts. Pour une raison qui était évidente : le pirate s’était souillé. Il dormait toujours, les bras croisés contre la poitrine, les genoux ramenés presque jusqu’au menton.
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