Anna-Maria retira l’épingle qui maintenait en place son voile noir, puis ôta la coiffe de tissu blanc qui recouvrait ses cheveux. Epone posa la couronne d’argent sur ses boucles brunes.
— D’abord, nous allons tester la fonction de perception à distance. Si vous le voulez bien, Ma Sœur, et sans parler, essayez de me dire bonjour.
Anna-Maria ferma les yeux. Une étincelle mauve apparut sur l’une des pointes de la couronne.
— Moins sept. Très faible. Maintenant, passons à la faculté coercitive. Ma Sœur, essayez d’exercer votre volonté contre moi. Obligez-moi à fermer les yeux.
Anna-Maria se concentra, les yeux brillants. Une lueur bleue, plus intense que la précédente, apparut sur la couronne.
— Moins trois. C’est plus fort, mais encore bien en-deçà du niveau d’utilité potentielle. Voyons maintenant la télékinésie. Essayez de toutes vos forces, Ma Sœur. Lévitez avec votre chaise à un centimètre du sol.
Cette fois, la lueur rose et dorée fut à peine discernable et les pieds de la chaise demeurèrent obstinément collés au sol.
— Pitoyable. Moins huit. Relaxez-vous… Pour tester la fonction créative, je vais vous demander de construire une illusion. Fermez les yeux et visualisez un objet courant, votre chaussure, par exemple ! Suspendue en l’air, là, devant vous… Faites qu’elle nous apparaisse. Souhaitez-le de toute votre volonté !
Cette fois, l’étincelle verte fut comme une étoile minature. Et… n’était-ce pas la forme floue d’une botte qui flottait devant leurs yeux ?
— Felice, vous voyez ? s’exclama la Tanu. Plus trois point cinq !
Anna-Maria ouvrit les yeux et l’illusion s’évanouit brusquement.
— Vous voulez dire que j’ai vraiment réussi ?
— La couronne augmente artificiellement votre pouvoir de créativité naturel et le rend opérant alors qu’il n’est que latent. Malheureusement, votre potentiel psychique est tellement bas qu’il en est presque virtuellement inutilisable, même si on l’augmente au maximum.
— Ça me semble juste, dit la nonne. Veni creator spiritus. Ne m’appelle pas, c’est moi qui t’appellerai.
— Il y a encore une autre épreuve qui, pour nous, est la plus importante en ce qui concerne les fonctions métas. (Epone manipula la sculpture cristalline qui commençait à scintiller. Lorsque l’éclat des gemmes fut devenu fixe, elle ajouta :) Ma Sœur, regardez mes yeux. Plongez dans mon esprit si vous le pouvez. Percevez-vous ce qui est caché ? Pouvez-vous l’analyser ? Rassembler les fragments que vous trouvez en un tout cohérent ? Etes-vous en mesure de guérir les blessures, les cicatrices, les vides laissés par le chagrin ? Essayez ! Essayez !
Oh, pauvre créature. Tu veux le laisser faire, n’est-ce pas ? Mais… trop fort, c’est trop fort. Trop forts ces murs transparents. Tu me regardes me battre contre eux et maintenant tout devient sombre. Sombre. Noir.
Brièvement, une nova microscopique et rouge s’était allumée avant de retourner à l’invisibilité. Epone eut un soupir.
— Rédactif culminé à moins sept. J’aurais tant voulu… mais il suffit. (Elle ôta la couronne et se tourna alors vers Felice avec une expression pleine de douceur.) A présent, mon enfant, me permettrez-vous ?…
— Non, impossible ! souffla Felice. Je vous en prie. N’essayez pas.
— Eh bien, nous attendrons plus tard, à Finiah, dit Epone. Il est très probable que vous êtes une femmes humaine normale, comme votre amie. Mais, même pour vous, démunie de facultés métas, nous pouvons vous offrir un monde de bonheur où vous saurez vous accomplir. Dans le Pays Multicolore, les femelles ont droit à une position privilégiée car elles sont peu nombreuses à franchir la Porte du Temps. Ici, vous serez adorées…
Anna-Maria s’apprêtait à remettre son voile et elle interrompit brusquement son geste.
— Une brève étude de nos coutumes aurait dû vous apprendre que certains de nos prêtres font vœu de virginité. C’est mon cas. Quant à Felice, elle n’est pas hétérosexuelle.
— Quel dommage, dit Epone. Mais avec le temps, vous vous adapterez à votre nouvel état et vous apprendrez à être heureuses.
Felice s’avança alors et dit d’un ton sec :
— Auriez-vous l’intention de nous dire que les femmes sont sexuellement soumises aux hommes, ici, dans l’Exil ?
Les lèvres d’Epone se retroussèrent.
— Qu’est-ce que la soumission ? Qu’est-ce que l’accomplissement ? Il est dans la nature féminine d’être un vaisseau que l’on doit emplir, d’être celle qui nourrit et guérit, de se dépenser en veillant sur l’être aimé. Refuser ce destin, cela signifie le vide, le chagrin et la colère… et nombreuses sont les femmes de ma race à savoir cela. Nous, les Tanu, nous sommes venus il y a bien longtemps d’une galaxie qui se trouve à la limite de votre visibilité. Nous avons été exilés parce que nous refusions de plier nos existences à des principes qui nous apparaissaient comme aberrants. Cette planète, sous bien des aspects, était pour nous le refuge idéal. Mais son atmosphère ne filtrait pas certaines particules qui sont déterminantes pour notre capacité de reproduction. Ce n’est que rarement que les femmes Tanu engendrent des enfants viables, et avec de grandes difficultés. Pourtant, nous nous sommes attachés à la survie raciale. Tout au long de nos siècles de détresse, nous avons prié, et notre Mère Tana nous a enfin répondu.
Felice ne montra pas la moindre émotion, mais une idée se faisait jour en Anna-Maria.
— Toutes les femmes qui franchissent la Porte du Temps sont stérilisées, dit-elle.
— Par salpingotomie réversible, dit l’étrangère d’un ton serein.
Anna-Maria bondit sur pieds.
— Même si vous parvenez à – les gènes —
— …sont compatibles. Notre Vaisseau, qui nous a amenés ici (bénie soit sa mémoire) a choisi cette galaxie et ce monde en particulier pour la parfaite compatibilité du plasma du germe. Nous avions prévu que des éons allaient s’écouler avant que nous réussissions à acquérir pleinement notre potentiel de reproduction, même en utilisant cette forme de vie locale que vous appelez le ramapithèque comme support du zygote. Mais notre vie est si longue ! Et notre pouvoir si grand ! Nous avons patienté et résisté jusqu’à ce que le miracle se produise et que la Porte du Temps s’ouvre. Vous avez commencé à nous arriver. Ma Sœur, vous et Felice, vous êtes jeunes et en bonne santé. Vous coopérerez avec nous, comme les autres de votre sexe l’ont fait auparavant, car la récompense est immense et les châtiments insupportables.
— Allez vous faire foutre ! cria la nonne.
Epone se dirigea vers la porte.
— L’entrevue est terminée. Vous devez vous préparer toutes deux à vous joindre à la caravane qui part pour Finiah. C’est une belle cité, au bord du proto-Rhin, près du site de votre futur Fribourg. Les humains de bonne volonté y vivent heureux. Nos bons petits ramas sont à leur service et les libèrent des basses besognes. Vous apprendrez ce qu’est le confort, croyez-moi.
Elle sortit et, lentement, referma la porte.
Anna-Maria se tourna vers Felice.
— Salauds ! Immondes salauds !
— Ne t’en fais pas, Anna-Maria, dit l’athlète. Elle ne m’a pas fait subir le test. Et ça, c’est le plus important. Chaque fois qu’elle s’approchait de moi, je brouillais mes pensées avec des gémissements pathétiques, et si elle a essayé de me sonder, elle croit probablement à présent que je ne suis qu’une pauvre petite fille.
— Et que vas-tu faire ? Essayer de t’enfuir ?
Les yeux sombres de Felice brillèrent tout à coup et elle éclata de rire.
— Bien mieux. Je vais tous les avoir. Tous autant qu’ils sont !
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