— Tu peux pas fixer de rendez-vous avec Hassan comme ça, à ta guise.
— Essaie, Marîd. Tu peux pas l’appeler, essayer ? »
Je fis un petit geste désabusé. « Je vais l’appeler. Je vais demander. Mais Hassan fixera le rendez-vous à sa convenance. »
Nikki hocha la tête. « Bien sûr. »
Je déclipsai mon téléphone et le dépliai. Je n’avais pas besoin de demander aux renseignements le code d’Hassan. Dès la première sonnerie, un des sbires d’Hassan me répondit. Je lui dis qui j’étais et ce que je voulais et l’on me dit d’attendre ; ils vous disent toujours d’attendre, et vous attendez. Je restai assis à regarder Nikki se tortiller les cheveux, regarder Tamiko respirer lentement, l’écouter ronfler doucement par terre. Tamiko portait un kimono de coton léger, teint en noir mat. Elle ne portait jamais de bijoux ou de colifichets. Avec le kimono, ses cheveux noirs arrangés avec art, ses paupières altérées chirurgicalement, et son visage peint, elle ressemblait à une geisha-assassin, ce qu’elle était en fait, je suppose. Tamiko avait l’air très convaincante, avec les plis épicanthiques et tout le bastringue, pour qui n’était pas oriental de naissance.
Un quart d’heure plus tard, tandis que Nikki déambulait, nerveuse, dans l’appartement, la voix du sbire me résonna à l’oreille. Nous avions un rendez-vous pour ce soir même, juste après les prières du soir. Je ne perdis pas de temps à remercier le sous-fifre d’Hassan ; j’ai un certain degré d’amour-propre, quand même. Je raccrochai le combiné à ma ceinture. « Je repasserai te prendre vers sept heures et demie », dis-je à Nikki.
De nouveau ce plissement nerveux des paupières. « Je ne peux pas te retrouver là-bas ? »
Je haussai les épaules, désabusé. « Pourquoi pas ? Tu sais où ?
— La boutique d’Hassan ?
— Tu vas droit sur le rideau du fond. Il donne sur une réserve. Tu la traverses, tu sors dans la ruelle par la porte de derrière. Tu verras une porte en fer dans le mur d’en face. Elle sera verrouillée mais ils t’attendront. T’auras pas besoin de frapper. Mais tâche d’être à l’heure, Nikki.
— J’y serai. Et merci, Marîd.
— Au diable les remerciements. Je veux mes cent kiams, maintenant. »
Elle eut l’air ébahie. Peut-être que j’avais paru trop sec ; trop hargneux. « Je ne pourrais pas te les donner après…
— Maintenant , Nikki. »
Elle sortit de l’argent de sa poche revolver et compta cent sacs. « Tiens. » Il y avait un nouveau froid entre nous.
« File-m’en encore vingt pour le petit cadeau de Papa. Et t’es également responsable du bakchich d’Hassan. À ce soir. » Sur quoi, je me tirai de là avant que la folie ambiante commence à s’immiscer à son tour dans mon crâne.
Je rentrai à la maison. Je n’avais pas assez dormi, j’avais la migraine et l’éclat des triamphés s’était évanoui quelque part dans l’après-midi estival. Yasmin dormait toujours et je grimpai sur le matelas à côté d’elle. Les drogues m’empêcheraient de m’assoupir mais j’avais franchement envie d’un peu de calme et de repos, les yeux fermés. J’aurais dû me méfier : à peine m’étais-je détendu que les triamphés commencèrent à me palpiter dans le crâne avec plus de violence que jamais. Derrière mes paupières closes, les ténèbres rougeoyantes s’étaient mises à puiser comme une lumière stroboscopique. Je me sentis pris de vertige ; puis je me mis à imaginer des motifs bleu et vert sombre, tournoyant comme des créatures microscopiques dans une goutte d’eau. Je rouvris les yeux et me débarrassai des éclairs lumineux. Je sentais des contractures involontaires dans les mollets, les mains, la joue. J’étais plus crispé que je ne l’aurais cru ; pas de repos pour les mécréants.
Je me relevai, fis une boule du billet que j’avais laissé à Yasmin. « Je croyais que tu voulais sortir, aujourd’hui », murmura-t-elle d’une voix endormie.
Je me retournai. « Mais je suis sorti. Il y a un bout de temps.
— Quelle heure est-il ?
— Dans les trois heures.
— Yaa salâam ! Je suis censée prendre mon boulot à trois heures aujourd’hui ! »
Je soupirai. Yasmin était célèbre dans tout le Boudayin pour ses retards quasiment institutionnels. Benoît le Frenchy, le propriétaire de la boîte où elle travaillait, lui flanquait cinquante kiams d’amende si elle se pointait rien qu’avec une minute de retard. Ça ne lui faisait pas magner son joli petit cul ; elle prenait tout son temps, payait à Frenchy ses cinquante quasiment tous les jours, et se remboursait en boissons et pourboires dans la première heure. Je n’ai jamais vu quelqu’un capable de séparer aussi vite un couillon de son fric. Yasmin bossait dur, c’était pas une flemmarde. Simplement, elle aimait bien roupiller. Elle aurait fait un lézard superbe, se dorant sur un rocher brûlant au soleil.
Il lui fallut cinq minutes pour sortir du lit et s’habiller. J’eus droit à un baiser détaché qui atterrit à côté, et elle franchissait déjà la porte, fouinant dans son sac à la recherche du module qu’elle utiliserait au boulot. Elle se retourna pour me lancer quelque chose avec son accent levantin barbare.
Puis je me retrouvai seul. Je n’étais pas mécontent du tour qu’avaient pris mes affaires. Ça faisait des mois que je n’avais pas été plein aux as à ce point. Alors que j’étais en train de me demander s’il y avait quelque chose que je voulais, un truc sur lequel claquer ma richesse soudaine, l’image de la tunique maculée de sang de Bogatyrev vint se superposer au mobilier rare et branlant de ma piaule. Me sentais-je coupable ? Moi ? L’homme qui avait parcouru le monde sans être touché par sa corruption et ses tentations vulgaires. J’étais l’homme sans désir, l’homme sans peur. J’étais un catalyseur, un agent humain de changement. Les catalyseurs provoquaient les changements mais, en fin de processus, ils demeuraient eux-mêmes intacts. J’aidais ceux qui avaient besoin d’aide et n’avaient pas d’autres amis. Je prenais part à l’action mais sans être jamais touché. J’observais, mais gardais mes propres secrets. C’est ainsi que je m’étais toujours vu. C’est ainsi que je me préparais à en baver…
Dans le Boudayin – et merde, dans le monde entier, sans doute – il n’y a jamais que deux sortes d’individus : les putes et les michetons. Vous êtes l’un ou l’autre. Vous ne pouvez pas être sympa, faire des risettes et dire à tout le monde que vous comptez simplement rester sur la touche. Pute ou micheton, ou parfois un peu des deux. Quand vous avez franchi la porte orientale, avant même d’avoir fait dix pas dans la rue, vous êtes définitivement classé dans l’une ou l’autre catégorie. Pute ou micheton. Il n’y a pas de troisième choix, mais je n’allais pas tarder à l’apprendre par la manière forte. Comme d’habitude.
Je n’avais pas faim mais je me forçai à préparer quelques œufs brouillés. Je devrais faire plus attention à mon régime alimentaire, je le sais, mais c’est tout simplement trop chiant. Des fois, mes seules vitamines sont les tranches de citron dans mes vodka- gimlets . La soirée promettait d’être longue et difficile et j’allais avoir besoin de toutes mes ressources. Les trois triangles bleus cesseraient de faire effet avant ma rencontre avec Hassan et Abdoulaye ; en fait, j’étais bien parti pour m’y présenter sous mon plus mauvais jour : déprimé, épuisé, pas du tout en forme pour représenter Nikki. La réponse était d’une évidence criante : encore plus de triangles bleus. Ils me regonfleraient. Je fonctionnerais à une vitesse surhumaine, avec une précision d’ordinateur et la prescience de ce qu’il conviendrait de faire. Le synchronisme, mec. Être branché sur le Moment, sur l’instant, la convergence du temps, de l’espace et de toute la putain de sainte marée des affaires humaines. Enfin, c’est du moins l’impression que j’aurais ; et quand on est assis en face d’Abdoulaye, savoir présenter une façade convaincante c’est quasiment aussi bien que du béton. Je serais mentalement en alerte et moralement inflexible, et ce fils de pute d’Abdoulaye verrait bien que je n’étais pas venu pour me faire simplement botter le cul. Tels étaient les arguments convaincants que je me donnais en traversant ma piaule sordide pour aller récupérer ma boîte à pilules.
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