George Effinger - Gravité à la manque

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Dans le monde exotique et décadent du Boudayin, il faut être prêt aux rencontres les plus inattendues. On y croise aussi bien des avatars de James Bond (sourcil arqué, gin et Walther PPK) que des Levantins adipeux, des disciples enturbannés de Jack l’Éventreur des Sœurs Veuves noires (cuir et couteau) ou un « parrain » bicentenaire.
Il faut dire que dans ce Moyen-Orient du XXIIesiècle, il suffit de s’enficher dans le crâne un module mimétique pour changer de personnalité. Mais pour Marîd Audran, synthèse islamique de Philip Marlowe et Nero Wolfe, comme pour tous les autres protagonistes de cet additif aux Mille et Une Nuits, le monde a beau se déglinguer le rite du café à la cardamome ou le ramadân, ça reste sacré. Et c’est ainsi qu’Allah est grand.

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— Qu’est-ce qu’il te faut, chou ?

— Oh ! disons, une demi-douzaine de soleils, une demi-douzaine de triamphés, une demi-douzaine de beautés.

— Et tu dis que t’es à sec, en plus ? » Elle plongea de nouveau la main sous le comptoir et trouva son sac. Elle farfouilla dedans et en sortit un cylindre de plastique noir. « Emporte ça dans les toilettes et fourre dans ta poche ce dont t’as besoin. Tu me les devras. On trouvera bien moyen de s’arranger – peut-être que je te ramènerai finir la nuit à la maison. »

C’était une perspective excitante même si elle avait de quoi intimider. Dans le temps, je ne me laissais pas souvent émouvoir par qui que ce soit, femmes, changistes, débs ou garçons ; je veux dire, je ne suis pas une sex-machine surhumaine, mais enfin j’assure. Chiri, toutefois, c’était une proposition un peu terrifiante. Toutes ces cicatrices effrayantes et ces dents affûtées… « Je reviens tout de suite », dis-je en embarquant le cylindre noir.

« Je viens d’avoir le nouveau module Honey Pilar, l’entendis-je lancer dans mon dos. Je meurs d’envie de l’essayer. Jamais eu envie de baiser Honey Pilar ? »

C’était une suggestion fort tentante mais dans l’immédiat j’avais d’autres chats à fouetter. Après… Une fois le module de mimétique Honey Pilar enfiché, Chiri deviendrait Honey Pilar. Elle baiserait comme Honey avait baisé au moment de l’enregistrement du module. Vous fermez les yeux et vous vous retrouvez au lit avec la femme la plus désirable du monde, et le seul homme qu’elle désire, qu’elle implore, c’est vous…

Je pris quelques cachets et pilules dans la réserve de Chiri puis regagnai la salle. Chiri parcourut négligemment du regard le bar tandis que je lui glissais dans la main le cylindre noir. « Personne ne fait d’affaires ce soir, observa-t-elle, maussade. Encore un verre ?

— Faut que j’y aille. L’action c’est l’action.

— Les affaires sont les affaires, répondit Chiri. Si l’on peut dire. Elles tourneraient mieux si ces putains de rapiats voulaient bien dépenser quatre sous. Rappelle-toi ce que je t’ai dit au sujet de mon nouveau mamie, Marîd.

— Écoute, Chiri, si j’en ai terminé et que tu es toujours ici, on se casse tous les deux. Inchallah . »

Elle m’adressa son sourire qui me plaisait tant. « Kwa heri, Marîd.

As-salâam Aleïkoum . » Puis je replongeai dans la nuit tiède et crépitante, inspirant à grandes goulées les douces senteurs de quelque arbre en fleur.

Le tendé m’avait redonné le moral, et puis j’avais avalé un triamphé et un soleil. Je serais à point pour déboucher dans le trou à rats de cette tordue de geisha de Tamiko. Je remontai la Rue quasiment au pas de course jusqu’à la Treizième, hormis que je m’aperçus bien vite que j’en étais incapable. Dans le temps, j’arrivais à courir sur de bien plus grandes distances. Je décidai que ce n’était pas à cause de l’âge mais des mauvais traitements que mon corps avait subis dans la matinée. Ouais, ça devait être ça. À coup sûr.

Deux heures et demie, trois heures du matin, et la musique koto sortait de la fenêtre de Tami. Je martelai sa porte jusqu’à en avoir mal à la main.

Elle ne pouvait pas m’entendre ; soit à cause du volume de la musique, soit à cause de son état d’hébétude. J’essayai de forcer la porte et découvris qu’elle était déverrouillée. J’entrai lentement et gravis tranquillement l’escalier. Dans le Boudayin, presque tout le monde autour de moi est plus ou moins modifié, avec des modules d’aptitude mimétique ou des périphériques câblés directement sur le cerveau, qui vous procurent aptitudes, talents et entrées d’informations ; voire, comme avec le mamie Honey Pilar, une personnalité entièrement neuve. Moi seul évoluais au milieu d’eux en demeurant intact, ne me fiant qu’à mes nerfs, ma vivacité, ma jugeote. Je putassais les putes, mesurant mes dons innés à leur conscience gonflée par l’informatique.

Pour l’heure, mes dons innés me hurlaient qu’il y avait quelque chose d’anormal. Tami n’aurait jamais laissé sa porte ouverte. À moins qu’elle ne l’ait fait pour Nikki, qui aurait oublié sa clé…

Arrivé en haut des marches, je la découvris, à peu près dans la même position où je l’avais vue la veille. Le visage de Tamiko était peint du même blanc immaculé, souligné des mêmes infâmes accents noirs. Elle était nue, pourtant, et son corps caricaturalement déformé par la chirurgie ressortait, livide, sur le plancher foncé. Sa peau avait une pâleur maladive, sauf à l’endroit des marques sombres de brûlure et d’ecchymoses autour de la gorge et des poignets. Elle avait une grande entaille depuis la carotide droite jusqu’à la gauche, et une large flaque de sang s’était formée, dans laquelle son maquillage blanc s’était en partie dissous. Cette Veuve noire ne piquerait plus jamais personne.

Je m’assis près d’elle sur les coussins et la contemplai, cherchant à comprendre. Peut-être que Tami avait simplement levé le mauvais client, et qu’il avait sorti son arme avant qu’elle ait pu décapsuler la sienne. Les marques de brûlure et les ecchymoses révélaient la torture, une torture longue, lente, douloureuse. Tami avait été remboursée, au centuple, de ce qu’elle m’avait fait subir. Le Qadâa ou qadar – le jugement de Dieu et du destin…

J’allais appeler le bureau du lieutenant Okking quand mon téléphone de ceinture se mit à sonner. J’étais tellement absorbé par mes pensées, les yeux rivés sur le corps de Tami, que la sonnerie me fit sursauter. Être assis dans une pièce en compagnie d’un cadavre de femme qui vous fixe est déjà passablement terrorisant. Je répondis : « Ouais ?

— Marîd. Il faut que tu…» Et puis j’entendis qu’on coupait la communication. Je ne l’aurais pas juré avec certitude mais il me semblait pourtant avoir reconnu cette voix : on aurait dit celle de Nikki.

Je restai encore assis quelques instants, à m’interroger : Nikki avait-elle voulu me demander quelque chose ou bien m’avertir ? Je me sentais glacé, incapable de bouger. Les drogues commençaient à faire effet mais, cette fois, c’est à peine si je le remarquai. Je pris deux profondes inspirations et prononçai dans le micro le numéro de code d’Okking. Pas d’Honey Pilar pour ce soir.

5.

J’appris un point intéressant.

Il n’expliquait pas la journée particulièrement pourrie que j’avais subie, mais c’était toujours un fait que je pouvais classer dans ce cerveau que je tenais en si haute estime : les lieutenants de police sont rarement enthousiastes vis-à-vis des homicides qu’on leur annonce moins d’une demi-heure avant leur fin de service. « C’est votre second cadavre en moins d’une semaine », observa Okking lorsqu’il vint se pointer dans l’appartement de la Treizième Rue. « Croyez pas qu’on va commencer à vous payer des commissions là-dessus, si c’est ce que vous cherchez. Dans l’ensemble, on aurait plutôt tendance à décourager ce genre de chose… autant que possible. »

Je considérai le visage las et rubicond d’Okking et devinai qu’au beau milieu de la nuit ça devait passer pour de l’humour noir chez les flics. Je ne sais pas d’où il est originaire – de telle ou telle contrée européenne en déroute, je suppose, ou bien de l’une des fédérations nord-américaines – mais il avait un don authentique pour se débrouiller avec les innombrables clans qui se bouffaient le nez sous sa juridiction. Il parlait le pire arabe que j’aie jamais entendu – en général, nos échanges acerbes se faisaient en français – et malgré tout il parvenait à s’occuper de plusieurs sectes musulmanes, des plus dévotement religieux comme des non-pratiquants, des Arabes et des non-Arabes, des riches et des pauvres, des honnêtes gens et des petits truands, le tout avec la même élégante touche d’humanité et d’impartialité. Croyez-moi, je hais les flics. Un tas de gens dans le Boudayin en ont peur, s’en méfient ou ne les aiment pas, tout bonnement. Moi, je les hais. Ma mère avait été forcée à se prostituer lorsque j’étais tout petit, pour pouvoir nous fournir le vivre et le couvert. Je me rappelle avec une douloureuse netteté les jeux que les flics avaient alors joués avec elle. Ça se passait en Algérie, il y a longtemps, mais pour moi les flics restent toujours des flics. Hormis le lieutenant Okking.

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