Je sortis mon ardoise de ma poche pour communiquer avec lui.
Les combinaisons de secours ont disparu. Il nous reste des peaux étanches et des masques. Nous sommes à trois kilomètres de Préambule environ. Il faudra marcher.
Nous nous enrobâmes des peaux étanches verdâtres et mîmes nos masques et nos recycleurs avant de quitter l’épave. La navette s’était écrasée la tête la première et avait roulé sur elle-même sur cinq cents mètres. Elle s’était immobilisée à moitié dressée sur sa queue. Le hasard avait fait que le nez brisé s’était orienté vers Kaibab et Préambule. J’essayai de repérer notre position sur une carte à l’aide d’une liaison navsat, mais je ne reçus aucun signal.
Je montrai de nouveau mon ardoise à Dandy.
Pas de liaison. Navsat impossible.
Il hocha la tête avec amertume. Je grimpai sur un rocher et utilisai des jumelles pour scruter la région. Dandy grimpa péniblement derrière moi. Son tibia le gênait considérablement.
Nous nous réfugiâmes sur une petite bande de sable. Dandy me montra trois doigts et en courba un à demi. Deux kilomètres cinq cents. Il remua les lèvres :
— La piste… Elle est à cinq cents mètres environ au nord-nord-ouest.
Il me montra du doigt des fragments brillants de lave vitreuse. La roche s’érodait continuellement. Des éclats aux formes arrondies tombaient au sol, dégageant de nouvelles arêtes tranchantes. Les semelles de nos brodequins nous protégeaient, mais si jamais nous trébuchions…
Après nous être mis d’accord sur la direction, nous commençâmes à marcher.
Le temps s’étirait en longueur. Rien d’autre à faire que contempler les arêtes luisantes comme des scalpels et les écailles triangulaires recouvertes de grésille. Soulever un pied, bien regarder où on le posait, bien faire attention de ne pas tomber, s’arrêter de temps en temps pour s’orienter…
Il nous fallut deux heures pour arriver jusqu’à la piste sinueuse, à l’abri du champ de lave.
Dandy me prit par l’épaule et me guida vers le nord, suivant les étoiles avec l’œil d’un moineau. Une heure de piste plus tard, cependant, il s’arrêta pour vérifier notre réserve d’oxygène, secoua la tête et sortit son ardoise pour consulter une carte.
Je levai la tête vers une grosse météorite qui émettait une lueur sombre à l’horizon ouest.
Non, me dis-je. Pas de traînée. Ce n’était pas une météorite. Elle aurait eu l’aspect d’une grosse boule de feu. Cela se trouvait à l’endroit où Phobos aurait dû être, peu après son lever. Je donnai à Dandy une tape sur le bras et pointai l’index.
Il scruta un instant le ciel, les sourcils en accent circonflexe, puis tourna de grands yeux vers moi.
— Qu’est-ce que c’est ? articulèrent ses lèvres.
— Phobos.
— Ouais.
Il porta le pouce de sa main droite à sa gorge et fit le geste de la trancher.
Danny Pincher, son équipe, leur pinceur… le Mercure… La Terre s’en donnait à cœur joie avec ses nouveaux pouvoirs.
Une chose à la fois. Régler d’abord les problèmes immédiats avant d’envisager l’apocalypse. Dandy remit son ardoise dans sa poche de ceinture et fit le geste de mouiller son index pour voir d’où venait le vent.
— Par ici, me dit-il en indiquant une direction légèrement plus à l’est. Je pense que la piste fait une courbe à l’ouest des bâtiments les plus excentriques. Il faut traverser encore le champ de lave.
— Allons-y, acquiesçai-je.
Nous avançâmes précautionneusement sur un terrain encore plus difficile que tout à l’heure. Des crevasses de plusieurs mètres de profondeur nous barraient la route et il fallait descendre lentement au fond avant de remonter. Nous avions pris les courroies de notre équipement pour les enrouler autour de nos mains revêtues de peau étanche afin de les protéger des arêtes tranchantes.
— Nous passerons par l’issue de secours de l’aile des dortoirs, m’expliqua Dandy. Elle est camouflée en rocher, ayez l’œil.
J’avais du mal à y voir clair à cause de la sécheresse sous le masque et à force de fixer les arêtes du sol sous mes pieds. Mes côtes me faisaient mal en dépit des sédatifs administrés par les nanos. J’allais bientôt avoir besoin de soins plus sérieux.
L’effort finissait par dépasser mes forces et l’air des bouteilles avait un goût de renfermé. Le filtrage et la circulation étaient insuffisants. Nous avions poussé les peaux étanches et nos masques jusqu’à la limite.
Dandy tendit soudain le bras et j’entrai en collision avec lui. Je faillis perdre l’équilibre. Il me saisit par l’épaule pour m’empêcher de tomber puis porta l’index contre son masque au niveau de la bouche pour me dire de ne pas parler. Je plissai les paupières, essayant d’apercevoir ce qui avait attiré son attention. Je ne perçus aucun mouvement dans le paysage de grésille orange semée de rochers noirs à la surface vitreuse reflétant le soleil. Mais en suivant attentivement son regard, je finis par distinguer quelque chose qui se déplaçait lentement à quelques dizaines de mètres de nous. Un bras de métal squelettique surgit d’abord derrière un rocher, se plia puis se redressa. Une forme ronde, rayée de noir et d’orange, se détacha du sol, montée sur de courtes pattes noires. Un sac translucide s’en détacha pour tomber au sol. La chose se tenait maintenant dressée au milieu de la plaine rocheuse de Kaibab, aussi haute qu’un humain, scrutant les alentours de ses petits yeux brillants montés sur une tête en forme de bulbe. Ses deux bras ondulaient sur un rythme irréel et délibéré, comme pour palper l’air.
Dandy me força à baisser la tête tandis que le criquet regardait d’un autre côté. Nous nous efforçâmes de rester tapis dans les rochers. Il ne sortait la tête que pour ne pas perdre la machine de vue. Puis il s’éloigna lentement de moi en rampant.
J’étais au creux de deux rochers, les fesses inconfortablement coincées contre une surface de grésille rugueuse, trop fatiguée et trop endolorie pour ressentir de la peur ou même me demander ce que Dandy cherchait à faire. Au bout d’un quart d’heure environ, il fut de retour et m’expliqua par gestes et par mouvements des lèvres que le criquet s’éloignait de nous et de la station mais qu’il y en avait beaucoup d’autres un peu partout, autour des anciennes réserves de matériel et des galeries minières abandonnées. Dandy avait trouvé l’entrée de la station. Je le suivis à quatre pattes. J’avais des douleurs partout.
Un gros rocher noir bloquait l’entrée d’un étroit ravin tapissé d’un magma poudreux. Je passai devant Dandy, mon ardoise levée. Un port optique scintilla dans un creux du rocher. J’entrai mes codes d’accès dans l’ardoise et l’enfichai. Le rocher se fendit aussitôt en deux pour découvrir une porte ovale. Elle s’ouvrit vers l’intérieur, et Dandy m’aida à passer.
Un garde nous attendait de l’autre côté dans l’étroite galerie. Il avait un genou au sol et un fusil à électrons braqué. Il releva la tête en nous voyant et battit plusieurs fois des paupières, incrédule.
— Vous vous êtes écrasés, dit-il.
Mon ouïe commençait à se rétablir. Les sons étaient encore déformés et déchirés, insupportables quand ils étaient forts.
— Où est votre fichue équipe de secours ? demanda Dandy d’une voix rauque et criarde.
— Personne ne sort plus d’ici, fit le garde en se redressant. Nous défendons toutes les galeries d’accès contre les criquets. Il y a déjà eu deux assauts.
— Il faut que j’aille d’urgence au labo principal, murmurai-je.
La station avait été divisée en deux parties, toutes les deux situées du côté de la galerie sud par laquelle nous étions entrés. La responsable de la défense de la station, une femme à la figure large nommée Eccles, nous guida dans un tunnel latéral. Une petite armée d’arbeiters de défense et de maintenance nous escortait. Eccles leva un sourcil interrogateur vers Dandy, qui secoua la tête avec une grimace farouche : Pas le temps d’expliquer.
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