Étrange, se disait-il, surpris de ses propres réactions, de la simplicité de la situation. Son esprit fonctionnait comme les formes de vie élémentaires, au niveau de l’étoile de mer, par exemple. Il avait quelques réactions instinctives, rien de plus.
— Voyons, dit-il, où est ce Mr Tree ? (Il la précédait maintenant, scrutant le pays, se concentrant sur la crête garnie d’arbres et de fleurs. Il aperçut un champignon dans un creux et se précipita.) Regardez ! Un poulet-des-bois ! On les appelle ainsi. Délicieux. Et on n’en voit pas souvent.
Bonny Keller s’approcha et se baissa. Elle découvrit brièvement ses genoux nus et blancs en s’asseyant dans l’herbe près du champignon.
— Allez-vous le cueillir pour l’emporter comme un trophée ? demanda-t-elle.
— Je l’emporterai, mais pas comme trophée. Plutôt pour le coller dans la poêle avec un morceau de graisse de bœuf.
Les beaux yeux foncés de Bonny posèrent sur lui un regard pesant. Elle lissait ses cheveux en arrière, elle paraissait sur le point de parler. Mais elle se taisait. Il finit par se sentir mal à l’aise. Elle attendait apparemment une initiative de sa part et il lui vint à l’esprit – c’était glaçant – qu’il n’était pas seulement censé dire quelque chose, mais bien agir.
Ils s’entre-regardaient fixement et Bonny elle aussi semblait apeurée, maintenant, comme si elle eût éprouvé les mêmes sentiments que lui. Chacun d’eux attendait que l’autre fasse le premier mouvement. Il eut soudain la notion que s’il tentait de la toucher elle le giflerait ou se sauverait… ce qui aurait des suites fâcheuses. Elle pouvait bien… Seigneur ! Ils avaient tué l’instituteur précédent. Ce rappel prenait un sens écrasant. Était-ce donc cela ? Avait-elle eu une liaison avec Austurias et avait-il voulu en informer le mari, par exemple ? Était-ce si dangereux ? Parce que, dans ce cas, au diable mon orgueil ! Je préfère me retirer de la course.
— Voici Jack Tree, dit Bonny.
Le chien mutant qui parlait – prétendait-on – arrivait sur la crête, suivi de près par un homme au visage décharné, aux épaules rondes et tombantes, qui marchait courbé. Il portait un veston de citadin très usagé et un pantalon sale, bleu ou gris. Il n’avait pas l’allure d’un paysan, mais plutôt – estima Barnes – d’un employé d’assurances d’âge moyen qui se serait égaré dans une forêt pendant quelques semaines. L’homme avait le menton taché de noir, en contraste déplaisant avec sa peau d’une lividité anormale. Aussitôt Barnes ressentit de l’animosité. Mais était-ce l’effet de l’apparence physique de Mr Tree ? Dieu sait que Barnes avait vu à profusion des humains et des créatures diverses mutilées, brûlées, abîmées et désespérées, depuis plusieurs années… Non. Sa réaction à la vue de Mr Tree était motivée par le pas traînant de l’individu. C’était la démarche non pas d’un homme en bonne santé, mais d’une personne terriblement malade, malade d’une façon jusqu’alors inconnue de Barnes.
— Bonjour, dit Bonny en se dressant.
Le chien gambadait cette fois de la façon la plus naturelle.
— Je suis Barnes, le nouvel instituteur, dit celui-ci, se levant à son tour et tendant la main.
— Et moi, Tree, répondit l’homme en prenant la main de Barnes.
Celle de Tree était moite et glissante. Impossible de la tenir, trop désagréable. Barnes la lâcha tout de suite.
— Jack, dit Bonny, Mr Barnes fait autorité en ce qui concerne l’ablation de la queue des agneaux devenus adultes, alors que le risque de tétanos est le plus grave.
— Je vois, fit Tree en hochant la tête. (Mais il semblait parler sans conviction, cela ne l’intéressait pas vraiment, il ne s’efforçait même pas de comprendre. Il se baissa pour donner au chien une tape.) Barnes, dit-il à l’animal comme pour lui enseigner ce nom.
Le chien grogna « … bnrnnss… » puis il aboya, levant sur son maître un regard chargé d’espoir.
— Très bien, fit Tree en souriant.
Il n’avait plus du tout de dents, rien que les gencives. Pire encore que moi, se dit Barnes. Cet homme devait se trouver non loin de San Francisco quand la grosse bombe est tombée. C’est l’explication, ou alors c’est une affaire de nutrition comme pour moi. Il détourna les yeux et s’écarta, mains aux poches.
— Vous avez beaucoup de terres, lança-t-il par-dessus son épaule. Quel organisme constitué vous en a remis les titres ? Le comté de Marin ?
— Je n’ai pas de titres. J’ai simplement l’usage. Le Conseil des citoyens de West Marin et le Comité de Planning m’y autorisent, par la bonne grâce de Bonny.
— Votre chien me fascine, reprit Barnes, se retournant. Il parle vraiment. Il a prononcé mon nom distinctement.
— Dis bonjour à Mr Barnes, commanda l’homme à la bête.
Le chien aboya, puis grogna : « Bzou Mserbnrnnss. »
Barnes poussa un soupir intérieur.
— Fantastique, dit-il au chien qui gémit et frétilla de joie.
Alors, Barnes éprouva une certaine sympathie pour l’animal. Oui, c’était un exploit remarquable. Pourtant… le chien lui répugnait autant que Tree lui-même. Tous les deux avaient quelque chose de déformé, d’isolé, comme si de vivre tous les deux seuls dans les bois les eût coupés de la réalité courante. Ils n’étaient pas devenus sauvages, ils n’étaient pas retournés à un semblant de barbarie. Ils n’étaient tout simplement pas naturels. Et il ne les aimait pas, tout aussi simplement.
Mais Bonny lui plaisait et il se demandait comment diable elle avait pu avoir des relations avec un phénomène comme Mr Tree. Est-ce que la possession d’un grand nombre de moutons faisait de cet homme une puissance dans la communauté ? Était-ce la raison ? Ou bien… y en avait-il une autre… Quelque chose qui eût justifié le désir qu’avait eu feu l’instituteur de tuer Mr Tree ?
Sa curiosité était éveillée ; c’était sans doute le même instinct qui intervenait quand il découvrait une nouvelle espèce de champignon et éprouvait le besoin intense de la cataloguer, d’apprendre dans quelle famille la ranger. Pas très flatteur pour Mr Tree, songea-t-il avec causticité, de le comparer à un cryptogame. Mais c’était la vérité ; il avait cette impression à son égard, comme pour le chien.
Mr Tree s’adressa à Bonny :
— Votre petite fille n’est pas venue aujourd’hui ?
— Non, Edie n’est pas bien, répondit Bonny.
— Rien de sérieux, j’espère ? fit Mr Tree de sa voix rauque.
Il paraissait inquiet.
— Une douleur au ventre, rien de plus. Elle en a de temps à autre, d’aussi loin que je me souvienne. C’est peut-être l’appendicite, mais la chirurgie est si hasardeuse de nos jours… (Bonny s’interrompit et se tourna vers Barnes.) Ma fillette… vous ne la connaissez pas… elle adore ce chien, Terry. Ils sont bons amis et bavardent des heures durant quand nous venons ici.
— Elle et son frère, dit Mr Tree.
— Écoutez ! protesta Bonny. Je suis écœurée d’entendre cette histoire. J’ai dit à Edie de s’abstenir. En fait, c’est pour cela que j’aime la voir venir ici pour jouer avec Terry. Il lui faudrait des camarades réels pour éviter qu’elle devienne renfermée et hallucinée.
N’êtes-vous pas d’accord, Mr Barnes ? Vous êtes instituteur… l’enfant doit se raccrocher à la réalité et non aux inventions de son imagination, n’est-ce pas ?
— En notre temps, fit pensivement Barnes, je comprends que l’enfant se replie dans un monde imaginaire… On ne saurait le lui reprocher. Nous devrions même en faire tous autant… peut-être ?
Il souriait, mais ni Bonny ni Tree ne souriaient.
Читать дальше