Si seulement il avait eu les moyens de téléphoner à San Francisco. Mais le câble sous-marin était de nouveau coupé et les lignes devaient contourner la péninsule en passant par San Jose et une fois la communication établie avec San Francisco, il lui en coûterait cinq dollars en monnaie d’argent. Hors de question, sauf pour les très riches, bien entendu. Il lui fallait attendre deux heures le départ du ferry… mais supporterait-il une aussi longue attente ?
Il s’occupait de quelque chose d’important.
Il avait entendu des rumeurs selon lesquelles un énorme engin téléguidé soviétique avait été découvert, un qui n’avait pas explosé. Il était enfoncé dans le sol près de Belmont et avait été découvert par un paysan qui labourait. Ce dernier revendait l’engin en pièces détachées. On en comptait déjà des milliers rien que pour le système de guidage. Le paysan exigeait un cent par pièce au choix du client. Et Stuart avait besoin de beaucoup de pièces pour ce qu’il faisait. Comme des tas d’autres gens, malheureusement. Alors les premiers arrivés étaient les premiers servis. Faute de traverser bientôt la Baie jusqu’à Belmont, il serait trop tard. Il ne resterait plus une seule pièce d’électronique pour lui.
Il vendait de petits pièges électroniques (qu’un autre homme fabriquait). Les animaux nuisibles avaient subi des mutations et ils étaient maintenant en mesure d’éviter ou de désamorcer les pièges habituels, si compliqués qu’ils fussent. Les chats, notamment, étaient devenus différents et Mr Hardy avait construit un piège à chats, de qualité supérieure, encore plus efficace que ses pièges à rats et à chiens.
Certains soutenaient l’hypothèse qu’au cours des années d’après-guerre les chats avaient acquis un langage. La nuit, les gens les entendaient miauler entre eux dans le noir, par successions de sons rauques qui ne ressemblaient en rien aux bruits qu’ils faisaient avant. Et les chats s’unissaient par petites bandes pour – c’était une certitude – recueillir de la nourriture en prévision des temps à venir. C’étaient ces réserves d’aliments soigneusement emmagasinés et astucieusement cachés qui avaient d’abord alerté les populations, beaucoup plus que les nouveaux sons. Mais de toute façon les chats étaient dangereux, de même que les rats et les chiens. Ils tuaient et dévoraient de petits enfants chaque fois qu’ils en avaient envie… du moins à ce que l’on racontait. Naturellement, chaque fois que cela était possible, on attrapait aussi toutes ces bêtes et on les mangeait. Les chiens en particulier était jugés délicieux, une fois farcis de riz. Le petit hebdomadaire La Tribune de Berkeley donnait des recettes de soupe de chien, de pot-au-feu de chien, et même de pâté de chien.
L’évocation du pâté de chien rappela à Stuart que son estomac criait famine. Il lui semblait qu’il n’avait jamais cessé d’avoir faim depuis la première bombe. Son dernier repas digne de ce nom avait été son déjeuner chez Fred, le jour où il avait eu droit au numéro truqué de voyance du phoco. Et qu’était-il donc devenu, le petit phoco ? se demanda-t-il soudain. Il n’y avait plus songé depuis des années.
Bien sûr, à présent, on en rencontrait beaucoup, des phocomèles, et presque tous sur leurs phocomobiles, exactement comme Hoppy autrefois, installés en plein milieu de leur petit univers, comme des dieux sans bras ni jambes. Leur vue répugnait toujours à Stuart, mais il y avait maintenant tant de spectacles répugnants… Ce n’en était qu’un parmi tant d’autres. Ce qui le choquait le plus, concluait-il, c’était la vue de symbiotes déambulant dans les rues, plusieurs personnes fondues ensemble par un point quelconque de leur anatomie et partageant leurs organes. C’était une sorte de perfectionnement à la Bluthgeld des antiques frères ou sœurs siamois… mais à présent cela ne se bornait plus à deux individus. Il en avait vu jusqu’à six ainsi unis. Et ces fusions étaient effectuées non pas dans la matrice, mais peu après. Cela sauvait la vie des êtres imparfaits, de ceux qui naissaient dépourvus de certains organes essentiels et auxquels il fallait une liaison symbiotique pour survivre. Maintenant, un même pancréas servait à plusieurs personnes… Triomphe de la biologie ! Mais, de l’avis de Stuart, on aurait dû tout simplement laisser mourir les incomplets.
À la surface de la Baie, sur sa droite, un ancien combattant amputé des deux jambes se propulsait sur un radeau en direction de ce qui était sûrement une épave de navire. On voyait de nombreuses lignes sur la coque ; elles appartenaient au vétéran qui allait les inspecter. En suivant des yeux le radeau, Stuart se demandait s’il serait assez solide pour le conduire sur la rive de San Francisco. Stuart était en mesure d’offrir à l’homme un demi-dollar pour l’aller simple. Pourquoi pas ? Il descendit de son véhicule et s’avança jusqu’au bord de l’eau.
— Hé ! hurla-t-il. Venez voir !
Il prit dans sa poche un cent qu’il jeta sur le quai. Le vétéran vit la pièce et l’entendit. Il fit immédiatement demi-tour et revint en ramant à toute vitesse, le visage ruisselant de transpiration. Il sourit à Stuart et mit la main à l’oreille.
— C’est pour du poisson ? cria-t-il. Je n’en ai pas encore attrapé un aujourd’hui, mais peut-être plus tard ? Ou un petit requin ferait-il votre affaire ? Garanti sans danger.
Il montra le vieux compteur Geiger noué à sa taille par une corde… de peur qu’il tombe à la mer ou qu’on le lui vole, pensa Stuart.
— Non, répondit-il en s’accroupissant au bord du quai. Je veux aller à San Francisco. Je vous paie 25 cents pour l’aller.
— Mais cela me forcerait à abandonner mes lignes, protesta le vétéran dont le sourire s’effaça. Il faut que je les ramasse toutes, autrement on me les barbotera pendant mon absence.
— Trente-cinq cents , offrit Stuart.
Ils se mirent finalement d’accord pour quarante cents. Stuart entrava au cadenas les jambes d’Édouard Prince de Galles pour qu’on ne le lui vole pas, et se trouva bientôt à danser sur les eaux, à bord du radeau que le vétéran dirigeait sur San Francisco.
— Dans quelle partie travaillez-vous ? lui demanda l’ancien combattant. Vous n’êtes pas percepteur, non ? (Il l’examinait calmement.) Écoutez, l’ami, reprit-il. J’avais un rat familier qui vivait sous les pilotis avec moi. Il était malin. Il jouait de la flûte. Je ne vous raconte pas de blagues. C’est la vérité. Je lui avais fabriqué une petite flûte en bois, et il en jouait avec le nez ! C’était une flûte nasale asiatique comme ils en ont aux Indes. Eh bien, l’autre jour il s’est fait écraser. J’ai tout vu. Je n’ai pas pu le rattraper ni rien. Il a traversé le quai pour ramasser quelque chose, peut-être un bout de tissu… il avait un lit que je lui avais fait mais il a – ou plutôt il avait – toujours froid parce que cette espèce, pendant la mutation, a perdu tout son pelage.
— J’en ai vu de cette espèce, dit Stuart, qui songeait que ces rats bruns sans poils évitaient même les pièges électroniques de Mr Hardy. En fait, je crois ce que vous me racontez, reprit-il. Je connais assez bien les rats. Mais ce n’est rien par comparaison avec ces chats rayés gris et brun. Je parie qu’il a fallu que vous lui façonniez sa flûte… Il en était lui-même incapable.
— Exact, mais c’était un artiste. Dommage que vous ne l’ayez pas entendu jouer. Cela attirait toute une foule, le soir, quand j’avais fini de pêcher. J’ai essayé de lui enseigner le Chaconne en ré de Bach.
— Une fois, j’ai attrapé un de ces chats, reprit Stuart. Je l’ai gardé un mois, puis il s’est échappé. Il faisait de petits objets pointus avec les couvercles de boîtes en fer. Il les courbait je ne sais trop comment. Je ne l’ai jamais vu à l’œuvre, mais je vous assure que c’étaient des trucs rudement dangereux.
Читать дальше