— J’ai joué autrefois du violoncelle, dit-il, sachant très bien que cela ne lui servirait plus de rien parce que – très simplement – il n’y avait plus de violoncelle nulle part. Si seulement il avait joué d’un cuivre ou d’un autre instrument métallique…
— Dommage, fit Bonny.
— Vous n’avez pas du tout d’instruments à cordes dans la région ?
Il était persuadé qu’en cas de nécessité il apprendrait bien à jouer de l’alto, par exemple. Il s’en ferait même une joie si c’était le moyen de se joindre à leur groupe.
— Pas un seul, confirma Bonny.
Un mouton apparut devant eux, un Suffolk à face noire. Il les regarda, pivota en bondissant et s’enfuit.
C’était une brebis, constata alors Barnes, une belle bête, beaucoup de viande et une laine superbe. Il se demanda si on l’avait jamais tondue.
Il avait l’eau à la bouche. Il n’avait pas mangé d’agneau depuis des années.
— Les abat-il ou n’est-ce que la laine ? demanda-t-il à Bonny.
— Pour la laine. Il a une phobie de l’abattage. Il s’y refuse quoi qu’on lui offre. Les gens lui volent de temps en temps une bête, bien sûr… et si vous désirez de l’agneau, c’est la seule façon de vous en procurer. Mais je vous avertis tout de suite : son troupeau est bien gardé.
Elle pointa l’index et Barnes vit un chien qui les observait du sommet d’une colline. Il reconnut aussitôt une mutation extrême, et utile, celle-là. La tête du chien exprimait l’intelligence. Mais sous une forme nouvelle.
— Je n’approcherai pas de ses moutons, dit Barnes. Il ne va pas nous attaquer ? Il vous reconnaît ?
— C’est pour cela que je vous ai accompagné. À cause du chien. Jack n’a que celui-là, mais c’est assez.
Le chien trottait maintenant dans leur direction.
En un temps ses ancêtres avaient dû appartenir à la famille bien connue des bergers allemands, gris ou noirs. Il reconnaissait les oreilles et le museau. Pour le moment, il attendait, un peu tendu, tandis que l’animal approchait. Naturellement Barnes avait en poche un couteau qui l’avait souvent protégé, mais dans le cas présent… cela n’aurait servi à rien. Il se tenait donc tout près de la femme qui avançait sans s’émouvoir.
— Bonjour, dit-elle au chien.
L’animal s’arrêta devant eux, ouvrit la gueule et grogna. Le son hideux qui en résulta fit frissonner Barnes. On eût dit un paralytique humain, une personne infirme qui eût tenté de faire fonctionner des cordes vocales inopérantes. Dans ce grognement il distingua – ou crut distinguer – un mot ou deux, mais il n’en était pas sûr. Cependant Bonny parut comprendre.
— Gentil, Terry, dit-elle. Merci, gentil Terry. (Le chien remua la queue. Elle se tourna vers Barnes :) Nous trouverons son maître à cinq cents mètres d’ici, par le sentier.
Elle repartit.
— Que disait le chien ? s’enquit-il quand ils furent hors de portée d’écoute de l’animal.
Bonny éclata de rire et il en fut irrité.
— Mon Dieu, dit-elle, il fait une évolution ascendante d’un million d’années… l’un des plus grands miracles de l’évolution animale… et vous ne comprenez pas ce qu’il dit ! (Elle s’essuya les yeux.) Pardonnez-moi, mais c’est vraiment trop drôle. Je suis heureuse que vous ne m’ayez pas demandé cela alors qu’il pouvait entendre.
— Cela ne m’impressionne pas, affirma-t-il, sur la défensive. Cela ne m’impressionne même pas du tout. Vous êtes restée perdue dans ce coin de campagne et cela vous paraît énorme, mais j’ai longé la Côte dans les deux sens et j’ai vu des choses qui vous feraient… (Un silence.) Ce chien, ce n’est rien. Rien par comparaison, bien qu’en soi j’admette que ce soit une prouesse.
Bonny lui prit le bras, sans cesser de rire.
— Oui, vous arrivez du dehors, du grand dehors. Vous avez tout vu. Vous avez raison. Qu’avez-vous vu, Barnes ? Vous savez, mon mari est votre patron et Orion Stroud est le sien. Pourquoi êtes-vous venu ici ? Est-ce si perdu ? Si rustique ? Je pense pour ma part que c’est un bon endroit pour y vivre ; nous avons une communauté stable. Mais, comme vous le dites, nous n’avons que peu de merveilles. Nous n’avons pas les miracles et les monstres des grandes villes où la radioactivité a été plus forte. Sauf que nous avons Hoppy.
— Hoppy ! Les phocos, il y en a treize à la douzaine. On en voit partout maintenant.
— Pourtant c’est ici que vous avez pris un emploi, observa Bonny, en l’examinant.
— Je vous l’ai expliqué. J’ai eu des difficultés d’ordre politique avec des tyranneaux locaux qui se prennent pour les rois de leurs minuscules domaines.
Bonny reprit pensivement :
— Mr Austurias s’intéressait aussi aux affaires politiques. Et à la psychologie, tout comme vous. (Elle continuait à le scruter tout en marchant :) Il n’était pas attirant, alors que vous l’êtes. Il avait une petite tête ronde comme une pomme. Ses jambes flageolaient quand il courait. Il aurait dû s’abstenir de courir. (Elle ne riait plus.) Il cuisinait de remarquables ragoûts de champignons, coprins chevelus et girolles… Il les connaissait tous. M’inviterez-vous à un dîner de champignons ? Cela fait trop longtemps… Nous avons bien cherché à en ramasser nous-mêmes, mais comme vous l’a dit Mrs Tallman, cela ne nous a pas réussi. Nous avons été malades.
— Vous êtes déjà mon invitée, répondit-il.
— Me trouvez-vous à votre goût ? lui demanda-t-elle.
Ahuri, il marmonna :
— Bien sûr. (Il se raccrocha à son bras comme si elle l’eût guidé dans le noir.) Pourquoi me demandez-vous cela ? s’enquit-il avec prudence en même temps qu’il éprouvait une émotion croissante et plus profonde dont il n’arrivait pas à définir la nature.
C’était nouveau pour lui. Cela ressemblait à de l’excitation et pourtant cela présentait un certain aspect froid, rationnel. Alors peut-être n’était-ce pas du tout une émotion, plutôt une sorte de prise de conscience, une forme aiguë d’intuition de lui-même et du paysage, de toutes choses visibles autour de lui… Cela paraissait assumer toutes les apparences de la réalité et Bonny plus particulièrement en était le centre.
En un éclair il comprit – sans avoir la moindre donnée matérielle – que Bonny Keller avait eu une liaison avec quelqu’un, avec Gill, l’expert en tabac, ou avec ce Mr Tree, ou avec Orion Stroud. De toute façon, c’était terminé, ou proche de sa fin, et elle cherchait un remplaçant. Elle cherchait d’une manière instinctive et pratique, et non pas comme une écolière romanesque avec des étoiles plein les yeux. Il ne faisait donc aucun doute qu’elle ait eu pas mal d’aventures. Elle y paraissait experte, habile à sonder les hommes pour voir s’ils feraient l’affaire.
Et moi, songeait-il, je me demande si je ferais l’affaire ? N’est-ce pas dangereux ? Mon Dieu ! Son mari est le Principal de l’école, mon patron, comme elle me l’a rappelé.
Mais peut-être aussi se faisait-il des idées, car il était fort peu vraisemblable que cette femme désirable, une des notables de la communauté, qui le connaissait à peine, le choisît ainsi… D’ailleurs, elle ne l’avait pas encore élu, elle procédait seulement à une enquête préliminaire. On le mettait à l’épreuve, mais il n’avait pas encore réussi. Sa fierté commença à remonter en surface sous la forme d’une véritable émotion qui nuançait sa pénétration froide et rationnelle de l’instant précédent. Instantanément, la réaction d’orgueil se faisait sentir. Il était soudain résolu à triompher, à être choisi, quel qu’en soit le risque. Et il n’éprouvait envers elle ni amour ni simple désir, il était encore beaucoup trop tôt pour cela. Tout ce qui était en jeu, c’était sa fierté, sa volonté de n’être pas dédaigné.
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