Tout en marchant, il se mit à chantonner les paroles :
Oh I heard the news :
There’s good rockin’ tonight.
Oh I heard the news !
There’s good rockin’ tonight !
Tonight I’ll be a mighty fine man,
I’ll hold my baby as tight as I can [4] Good rockin’ tonight : Rock n’roll célèbre aux U.S.A. durant les années 50.
.
Cela lui amenait les larmes aux yeux, de fredonner les vieilles chansons d’un monde qui n’existait plus. Tout a disparu, se disait-il, tout a été bluthgeldé à mort, comme on dit… et qu’est-ce qu’on a à la place ? Un rat qui joue de la flûte nasale… même pas, puisqu’il s’est fait écraser !
Il aimait aussi cette autre chanson qui parlait de l’homme au couteau ; il s’efforça de se rappeler la mélodie et les paroles. Un requin qui avait des dents, de jolies dents. C’était trop vague, il ne parvenait pas à s’en souvenir. Sa mère lui faisait jouer le disque. C’était un homme à la voix rocailleuse qui chantait, et c’était beau.
Je parie bien que le rat n’aurait pas pu le jouer ! Pas même au bout d’un million d’années. C’est presque de la musique sacrée. C’est notre passé, notre passé sacré que ne peuvent partager ni les animaux intelligents ni les humains anormaux. Le passé n’appartient qu’à nous, qui sommes des humains authentiques. Je voudrais bien (cette idée l’émut) faire comme Hoppy autrefois, me mettre en transe, mais pas pour voir en avant, comme lui… pour voir en arrière.
Si Hoppy est encore en vie, est-il capable de le faire ? A-t-il essayé ? Je me demande ce qu’il est devenu, ce précurseur. C’est ce qu’il était, un précurseur. Le premier phoco. Je parie bien qu’il s’en est sorti. Il est probablement passé dans le camp des Chinois quand ils ont débarqué au nord.
Je retournerais – imaginait-il – à ma première rencontre avec Jim Fergesson, quand je cherchais du boulot et que c’était encore difficile de se placer pour un Noir quand il s’agissait d’être en rapport avec le public. C’était ce qui distinguait Fergesson : il n’avait pas de préjugés. Je me souviens de cette journée. J’ai fait du porte-à-porte avec des casseroles en aluminium, puis j’ai eu un emploi chez les gens de l’Encyclopædia Britannica, mais c’était toujours du porte-à-porte. Bon Dieu ! se rendit-il soudain compte, mais c’est avec Fergesson que j’ai eu mon premier vrai boulot, parce que le porte-à-porte, cela ne peut pas compter !
Tout en pensant à Jim Fergesson – maintenant mort et disparu depuis des années, depuis l’impact de la bombe – il arriva dans San Pablo Avenue, avec ses quelques petites boutiques ouvertes çà et là, des baraques où on vendait de tout, depuis des portemanteaux jusqu’à du foin. L’une d’elles, pas très loin, était le siège social des PIÈGES HOMÉOSTATIQUES HARDY CONTRE LES BÊTES NUISIBLES. Il s’y rendit.
À son entrée, Mr Hardy leva les yeux. Il était assis au fond, à son établi de montage, entouré de pièces électroniques récupérées dans tous les coins de la Californie du Nord. Beaucoup de pièces provenaient des ruines de Livermore. Mr Hardy était en relations avec des fonctionnaires de l’État qui lui avaient permis de procéder à des fouilles dans les dépôts réservés.
En d’autres temps, Dean Hardy avait été l’ingénieur d’une station de radio d’Oakland. C’était un homme d’âge, mince, à la parole calme, qui portait encore un sweater et une cravate… Une cravate, c’était devenu une rareté ! Il avait les cheveux gris et frisés et rappelait à Stuart un Père Noël sans barbe, avec son expression de sévérité cocasse et son sens espiègle de l’humour. Quant au physique, il était petit et ne pesait que cinquante-quatre kilos. Mais il avait des accès de violence et Stuart le respectait. Hardy approchait de la soixantaine et sous bien des rapports il était devenu pour Stuart un symbole paternel. Le père réel de Stuart, mort depuis les années 70, avait été agent d’assurances ; c’était aussi un homme tranquille qui portait sweater et cravate, mais il n’avait pas les crises de fureur, la férocité de Hardy. En tout cas, Stuart n’en avait jamais vu de manifestations, à moins que sa mémoire n’en ait refoulé le souvenir.
En outre, Dean Hardy ressemblait à Jim Fergesson.
C’était ce qui avait attiré Stuart, trois ans plus tôt. Il en avait conscience, il ne cherchait pas à le nier. Jim Fergesson lui manquait et il se sentait attiré par quiconque lui ressemblait.
— Ils ont mangé mon cheval, dit-il à Mr Hardy.
Il s’assit sur la chaise à l’entrée de la boutique.
Aussitôt Ella, la femme de Hardy, émergea de l’appartement du fond où elle préparait le dîner.
— Tu l’avais laissé seul ?
— Oui, avoua-t-il. (Cette femme formidable le foudroyait d’un regard accusateur et indigné.) Je croyais qu’il était en sûreté sur le quai public de la Ville d’Oakland. Il y a là un employé qui…
— Cela se reproduit tout le temps, fit Hardy, lassé. Les salauds ! Ce doit être les anciens combattants qui nichent là-bas. On devrait lâcher une bombe au cyanure dans les pilotis ! Ils s’y cachent par centaines. Et la voiture ? J’imagine que tu as dû l’abandonner sur place ?
— Je suis navré, dit Stuart.
Mrs Hardy prit un ton mordant :
— Édouard valait quatre-vingt-cinq dollars en argent. Toute une semaine de bénéfice envolée !
— Je vous rembourserai, fit Stuart, raidi.
— N’en parlons plus, trancha Hardy. Nous avons d’autres chevaux à notre réserve d’Orinda. Et les pièces détachées de la fusée ?
— Manque de pot, dit Stuart, tout était vendu quand je suis arrivé… sauf ceci. (Il tendit une poignée de transistors.) Le paysan ne les avait pas remarqués. Je les ai ramassés pour rien. Mais je ne sais pas s’ils sont encore bons. (Il alla les poser sur l’établi.) Pas grand-chose pour toute une journée de voyage.
Il se sentait plus triste que jamais.
Sans un mot de plus, Ella Hardy regagna sa cuisine dont le rideau retomba derrière elle.
— Tu dînes avec nous ? offrit Hardy en éteignant sa lampe et ôtant ses lunettes.
— Je ne sais pas. Je me sens bizarre. Cela m’a bouleversé au retour de voir qu’on avait mangé Édouard. (Il arpentait la cabane. Nos relations avec les animaux ont aussi changé, songeait-il. Nous sommes plus près d’eux. Il n’y a plus entre eux et nous le grand fossé d’autrefois.) De l’autre côté de la Baie, j’ai vu quelque chose que je n’avais encore jamais vu, dit-il. Une bête volante comme une chauve-souris, mais ce n’en était pas une. Cela ressemblait davantage à une belette, très maigre et longue, avec une grosse tête. Ils leur ont donné le nom de curieux parce que ces animaux sont toujours à se glisser le long des fenêtres pour regarder à l’intérieur, comme des voyeurs.
— C’était un écureuil, dit Hardy. J’en ai vu. (Il se renversa dans son fauteuil et desserra sa cravate.) Ils ont évolué à partir des écureuils du Golden Gate Park. (Il bâilla.) J’avais mes plans pour eux il fut un temps… ils pourraient avoir leur utilité – en théorie du moins – comme messagers. Ils sont capables de planer ou de voler sur plus d’un kilomètre à la fois. Mais ils sont trop féroces. J’ai renoncé après en avoir attrapé un. (Il tendit la main droite.) Regarde cette cicatrice, sur mon pouce. Je la dois à un curieux !
— Cet homme à qui j’ai parlé dit que c’est bon à manger. Comme du poulet d’autrefois. Ils les vendent, à San Francisco. Il y a de vieilles femmes qui les servent tout cuits, tout chauds, pour vingt-cinq cents la pièce.
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